Meurtre à La Roche-Bernard – 05

Elle reprenait un chemin qu’elle n’empruntait plus depuis longtemps déjà. Chaque craquement de ses pas dans la terre, chaque arbre, chaque chant d’oiseau, chaque mouvement provoqué par le vent, chaque rayon de soleil, modifiaient son point de vue et articulaient l’importance d’un événement. C’était là, au cœur de l’énigme, qu’elle allait le vivre et sans plus lutter contre l’émotion qui la gagnait, elle pensait : « La première fois que je suis passée sur ce pont, voyant comme une carte postale tous ces navires dormant sur un fleuve si paisible, je me suis dit que j’avais trouvé un lieu pour me sauver. Je m’y suis presque tout de suite installée après la mutation qui a été acceptée rapidement. On cherchait une secrétaire de mairie. Ce ne pouvait être qu’un signe de plus. J’ai déménagé et je me suis acclimatée. C’était comme une vie nouvelle. J’avais oublié ce qui m’avait menée sur les routes à tenter au hasard de fuir des souffrances si anciennes que je ne les envisageais plus que perpétuelles. Et l’effet avait été comme magique. Oui, je ne souffrais plus. Je revivais pleinement, entourée, mais peut-être que mon goût de l’extraordinaire avait réussi à laisser une trace dont il serait impossible de parler, à cause de ce qu’elle avait d’étrangement mortifère, malgré la vie simple d’ici. Il était toujours là, le criminel. Présent, tous les jours, m’accompagnant partout. Je me sentais observée. J’avais accepté que l’on puisse peut-être soigner les blessures profondes, avec un spectre incrusté dans tout l’émotionnel ». La secrétaire du Maire s’était arrêtée sur le pont, le visage tourné vers l’aval du fleuve. Le bruit des voitures avait coupé l’accès au chant des oiseaux. Elle pleurait.

La petite cellule d’urgence, les yeux rivés sur l’écran, s’était apaisée. Sans le préméditer, Martine avait réussi son premier effet, et chacun établissait un lien avec sa propre personne, sa propre souffrance. Qu’allait-il advenir de ce meurtre ? Il n’en était plus question, de même qu’il n’était plus question de faire vite, à présent. La voie était ouverte. Martine, face à son premier public, sentait le silence pesant l’entourant. Elle se tourna vers le Maire, bouleversé.

— C’est beau comme être soi-même, en effet, maître d’un navire en train de conquérir des domaines inexplorés, comme réaliser son propre rêve.

Puis, elle reprit.

« Il est vrai que je l’ai été. Que tout cela a eu lieu. Que je ne pouvais pas concevoir que cela puisse être, — peut-être étais-je trop jeune —, alors ce fut la consternation, puis la consternation encore, chaque fois qu’il revenait, chaque fois qu’il recommençait ». Des larmes, la secrétaire du Maire passait à la colère et s’accusait. Elle repensait à toutes les fois où elle aurait dû dire « non », à toutes ces occasions manquées. C’était sa faute. Elle n’avait pas été assez forte, et on rirait d’elle, bientôt, lorsqu’elle en parlerait, redoutant les tu l’avais bien cherché ou les bon OK, mais maintenant, c’est fini, car elle n’avait rien cherché, et ce n’était pas fini. C’était là qu’il fallait aboutir, sur ce pont, deux solutions, et la première était comme la dernière, en finir, tant pis, oui, partir, partir vraiment, et ne plus rien savoir de l’après, mais ce n’était pas suffisant, le criminel restait, le criminel gagnait. Il allait falloir se battre, et peut-être tuer.

Les pages défilaient sous les regards ébahis. Martine ficelait son récit, développait ce qui donnait tant de courage à son personnage qui ne quittait plus le pont. Le criminel entrait à nouveau en scène, convoqué, provoqué. Il était là. « Tais-toi ». « Non, cette fois-ci, c’est toi qui va te taire et m’écouter ». « Je n’ai rien à entendre, c’est trop tard ». Les cris passaient au-dessus des moteurs devenus effrayants. « Tu as tout à entendre, au contraire ».

Et maintenant, elle le menaçait avec l’arme que son grand-père lui avait léguée. Elle racontait. Elle rappelait les faits, son âge, les dates, la première fois, la seconde fois, puis d’autres fois, dans le désordre, jusqu’au pire, presque en public, et son sourire à lui, chaque fois, sa condescendance, son absolue certitude de puissance. Alors, oui, c’était puissant, ce qui dévaste le plus dans le corps d’une enfant. De cet angle d’attaque, il ne s’était pas trompé, mais c’était sans compter sur d’autres puissances à l’œuvre, plus fortes encore que toutes les justices. « Croyais-tu que j’allais te lâcher comme ça, dans la nature ? Juste fuir et me faire oublier ? Je t’ai scellé dans chaque mot. Te voilà prisonnier. Tu n’as plus rien qui te protège. Et puisqu’il faut un cadavre, je ne vais pas me sacrifier à cela. Comment veux-tu mourir ? ». Elle brandissait le revolver sans trembler. Le criminel pleurait. « Ma petite chérie, ma petite chérie, je m’excuse ». Toutes les justifications revenaient une à une. Les mêmes qu’elle avait tant de fois entendues, mais qui faisaient cette fois-ci l’effet d’un marteau-piqueur dans sa tête. Elle ne voulait plus rien entendre. « ASSEZ ». Il tentait le tout pour le tout. « ASSEZ ». Elle ferma les yeux quelques secondes et inspira profondément avant de hurler : « Ne m’appelle pas ta petite chérie. T’excuser, tu l’as fait à chaque fois. Et plus je résistais, plus tu me rappelais tout ce que tu m’as inventé toutes ces années et que tu viens encore me servir comme une soupe pleine des moisissures du passé. Tu n’avais pas réussi à te contenir ? Et bien, vois-tu, c’est mon tour. C’est moi qui n’y arrive plus ». Elle vit dans son regard qu’il avait compris la détermination de sa victime et qu’il était temps d’en finir. Elle tira et le corps s’effondra, sans bruit.

Dans la cellule d’urgence, on applaudissait, la virtuosité de l’auteure, le meurtre. On était convaincu de la victoire. Les commentaires sur les réseaux sociaux pleuvaient. Le Maire sautait de joie. Il criait : « Martine ! Que c’est original de faire tuer le criminel par la victime ! Mais où êtes-vous aller chercher cela ? ». Et pendant que la fidèle secrétaire recevait de toutes parts de généreuses félicitations, le Maire avait saisi le fameux livre qui les avait tenu en haleine toute la journée. « Nous t’avons eu, Criminel ! ». Il feuilletait les pages avec arrogance et riait de découvrir ce qu’il entrapercevait entre les lignes. Son idée avait été la bonne. Il ne s’était pas laissé piéger. Puis, il interpela sa secrétaire :

— Martine, Martine ! Il faut achever. Que pensez-vous que notre auteur à placer à la fin ?

Il semblait qu’il lui lançait un nouveau défi, mais elle était sûre d’elle à présent et elle lui répondit sans hésiter, un éclat de joie dans la voix : « UN ÉPILOGUE ».

— Bravo, Martine ! Et pour fêter cela, je vous invite tous à la salle des mariages où je vous en ferai une lecture intégrale.

Les portes de la mairie se rouvraient. La foule accourait. Le Maire allait faire un discours très original. On avait versé quelques verres de Muscat en attendant que chacun trouve une place et que le service technique installe le micro ainsi que le visionnage en direct pour celles et ceux qui avaient suivi l’aventure au-delà du périmètre de la ville. Le Maire, retrouvant sa gaieté du matin, réclama le silence et ouvrit le livre au dernier chapitre. « ÉPILOGUE ». Et tout le monde hurla de joie, applaudissant comme en voyant apparaître sur la scène une star de rock aux centaines de milliers de fans.

Mes chères Rochoises, mes chers Rochois,

 Je dois dire à quel point je suis ému d’être face à vous pour conclure cette journée tout à fait passionnante que nous avons vécue tous ensemble, et tout d’abord, j’aimerais vous faire part d’une nouvelle qui nous réjouira tous : le Conseil Général a accepté de financer notre proposition d’aménagement aux bords du fleuve. Vous pourrez ainsi vous promener sans danger pour admirer nos splendides rives bordés de forêts. Mais puisqu’il me revient de conclure cette aventure, je ne le ferai pas sans remercier chaleureusement toutes celles et tous ceux qui se sont mobilisés autour d’un enjeu extraordinaire qui, j’en suis absolument convaincu, restera dans la mémoire collective de notre petite Cité de caractère. Je remercie donc, même s’il a choisi le pseudonymat, l’auteur du défi qui a déclenché cet exceptionnel roleplay à échelle humaine et que nous avons failli considérer comme une affaire sordide dont nous n’aurions pas réussi à nous extirper sans l’efficacité de notre cellule d’urgence qui a prouvé que le brainstorming avait encore de beaux jours devant lui. J’aimerais surtout remercier ma très fidèle secrétaire que vous connaissez tous (Il désigna Martine avec fierté) et qui a été dans cette histoire plus qu’une aide, mais une véritable héroïne. Je ne vous cache pas mon admiration pour son courage et sa détermination, et j’aimerais vous annoncer sans plus tarder… (Il ralentissait) que je la nomme… (Il ralentissait encore)… en créant… (hésitando ma non troppo)… un nouveau poste ?… (Il regardait Martine à nouveau comme pour lui demander s’il devait continuer, poursuivant la lecture du passage en silence, jusqu’au bout. Et il se mit généreusement à rire).

— Mouhahaha ! Oui, Martine, je vous nomme : Directrice Générale Adjointe des affaires culturelles !

Les applaudissements explosèrent à nouveau. Le Maire referma le livre et le posa sur son pupitre, savourant l’effet de cette foule heureuse. On acclamait sa fidèle secrétaire qui le méritait bien, et il se remémorait toutes les fois où elle avait été là, à son poste, pour faire que tout soit merveilleusement appliqué à l’intérieur de ses services. Les cris de joie se calmèrent et il en profita pour ajouter un mot :

— Je dois dire, à titre personnel, que j’ai eu comme une révélation aujourd’hui s’agissant de la littérature. (Il observait Martine d’un regard complice). Les auteurs se cachent parfois derrière un pseudonyme, et je ne sais pas pourquoi, mais j’ai tout à coup l’impression qu’il y a derrière tout cela de drôles d’intentions que j’espère revivre sous d’autres formes, ma chère Directrice Générale Adjointe. Mais avant cela, préparons-nous un verre de l’amitié et fêtons ensemble cette bonne humeur.

Le Maire quittait la tribune sous les applaudissements et se dirigeait vers Martine qu’il s’autorisa, pour une première fois, à serrer dans ses bras comme une vieille amie, lui glissant à l’oreille : « Bravo Martine » et, se reculant un peu pour se faire entendre de tous :

— Bravo pour votre « promotion ».

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