— Que voulez-vous dire, Martine ?
— C’est très simple, Monsieur le Maire. Je n’ai pas envie de découvrir un peu trop tard que vous allez entrer dans mon bureau alors que je suis en train de lire ce fameux livre, avec un couteau de cuisine, et m’égorger sur le tapis, après m’avoir violée.
— Enfin, Martine, qu’allez-vous imaginer là ?
— Rien, Monsieur le Maire. Je n’imagine rien, moi. Je ne suis pas écrivain. Je suis secrétaire. Je me suis arrêtée aux rédactions de collège, à « racontez vos vacances en famille ». J’ai eu 18 en grammaire toute ma vie, mais en composition personnelle, j’ai toujours eu 4. Je sais, c’était aussi très mystérieux pour tous les professeurs qui se sont occupés de moi durant toute ma scolarité. Forte en grammaire, mais nulle en composition. C’est comme ça. Je ne sais pas raconter. Je n’ai aucune imagination, et dès que j’essaie de me souvenir, je me trompe, je confonds. J’ai besoin que tout soit bien rangé, bien tamponné et bien classé. C’est pour cela que je suis secrétaire, et je suis très heureuse. Alors, voyez-vous, un livre qui commence par me raconter ma journée, qui me retrace à peu près tous les détails de ma vie en quelques pages et qui finit très certainement, comme son titre l’indique, dans un bain de sang, et bien voyez-vous, je vous le répète : je n’ai pas besoin d’en savoir davantage et je vous demande de bien vouloir m’autoriser à bénéficier dès maintenant de quelques RTT pour que je prenne, je ne sais pas, peut-être une semaine de repos. Je vous laisse mon numéro de téléphone portable personnel et, si vous découvrez à la fin de je ne sais quel chapitre que le meurtrier a trouvé le lieu où je suis censée n’y être pour personne, je vous saurais reconnaissante de bien vouloir m’en informer par un texto rapide qui me fera comprendre que je dois m’enfermer à triple tour dans le bunker que mon grand-père a construit pendant la guerre et qui a déjà sauvé une grande partie de ma famille de cette menace fantôme venue de l’Est. Même les Américains ont mis six mois à nous trouver et nous étions déjà tous portés disparus jusqu’à ce que mon grand-père considère que le danger était écarté et que nous pouvions désormais sortir en toute sécurité. Voyez-vous, sur son lit de mort, mon grand-père m’a confié les coordonnées de ce lieu que ma mémoire d’enfant avait totalement oublié, ainsi qu’un revolver, et il m’a dit que si, un jour, une nouvelle menace venait à se former dans mon entourage, je n’avais aucune autre question à me poser, aucun acte héroïque à réaliser, et à prendre mes clics, mes clacs, et à m’isoler jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de menace.
— Enfin, Martine, calmez-vous. Nous sommes face à une situation tout à fait inédite, je vous l’accorde, mais nous avons toujours réussi à faire face. Reprenons ensemble, dans le plus grand calme, la lecture de ce livre. Je vous ouvre mes tiroirs et vide mes poches sur ce bureau. Vous verrez que je n’ai rien qui puisse constituer une quelconque menace contre vous. Si vous le souhaitez, vous pouvez vous-même reprendre la lecture à haute voix et, même si je reste convaincu que nous sommes devant une grande farce, certainement fomentée par ce petit groupuscule d’extrême gauche qui tente à chaque élection d’arracher un siège pour constituer un banc d’opposition et imposer son point de vue radical sur l’exploitation agricole de notre territoire, et bien, si vous lisez qu’à un moment, je me livre à un comportement bizarre, que je me lève nerveusement, menaçant, fouillant dans je ne sais quel endroit obscur de ce bureau auquel je n’aurais pas pensé, et bien, je vous autorise à fuir et à prévenir la police. Reprenez la lecture. Où en étiez-vous ?
— « Le Maire entra le premier dans son bureau et s’installa dans son large fauteuil ».
—Bon, ça, il semble que nous puissions le passer. Allez quelques pages plus loin.
Elle feuilletait, hésitante.
— Attendez… « bunker »… « héroïque »… « groupuscule d’extrême gauche »… Ah, j’y suis. « Et la secrétaire, convaincue de l’honnêteté du Maire, reprit à haute voix la lecture de l’histoire ».
Au fur et à mesure, ils se regardaient, désormais tous les deux inquiets, trouvant en direct tout ce qui se passait même dans leurs pensées les plus intimes. Ce fut finalement le Maire qui s’en irrita le premier, surtout à cause des allusions systématiques à ses penchants pour l’alcool. Tout lui sembla tout à coup évident, et il fallait immédiatement considérer le caractère d’urgence de la situation. Il allait bien y avoir un meurtre dans sa ville, et il devait absolument agir.
— Je préviens la police.
Au téléphone, le Maire adopta l’un de ses tons les plus graves. Il réclamait l’attention de son interlocuteur et alla droit au but. Il fallait immédiatement venir sur place et se renseigner sur l’identité d’un auteur de fiction dont il épela le nom deux fois. Dans la foulée, il contacta le Préfet pour lui demander qu’une cellule d’urgence soit constituée, discrètement. En moins de quinze minutes, la mairie était transformée en poste de commandement. Les employés étaient maintenant tous arrivés. Les ordres tombaient. On laissait tous les dossiers en cours. On fermait au public. Silence absolu. Ni presse, ni tweet. Rendez-vous en salle des conseils.
Le Maire totalement dégrisé était désormais le chef des opérations. Il venait d’élaborer une stratégie mais n’en parlait pas encore. Si ce livre était un témoignage de la réalité, alors, ce qu’il était en train de faire devait certainement être déjà écrit. Son seul moyen pour déjouer le meurtre serait sans doute de transformer l’histoire. Il pensa alors aux lecteurs, et il se dit qu’il fallait y mettre un peu de grandiloquence, car si l’auteur avait souhaité ainsi saisir son lectorat comme il l’avait parfaitement réussi avec sa secrétaire puis avec lui, c’est qu’il contrôlait bien sa matière. Mais lui aussi, à présent, contrôlait bien la situation. Il mesurait à l’épaisseur du livre qu’il avait sans doute le temps de mettre en place tout ce qu’il était en train d’envisager. Après tout, il était peut-être le héros de l’histoire. Les premières informations sur l’auteur arrivaient. Il souriait, excité, de se voir en train de ferrer le poisson. On apporta également plusieurs livres.
— Décortiquez-moi ça rapidement. Je veux tout savoir de ce que vous y trouverez, et si vous avez une question de grammaire, (Il désigna Martine), c’est elle l’experte et personne d’autre.
Tous les employés se mirent à l’œuvre. On trouvait, dans les textes, comment l’auteur s’était installé à l’abri des regards indiscrets, sur un bateau, comment il passait son temps dans la ville à observer les résidents et comment il décrivait, en effet, fidèlement, ce qui s’y passait depuis de nombreuses années. Le Capitaine chargé du bureau du port fut convoqué. Il fallait la liste de toutes les personnes possibles. On lut au Capitaine les descriptions du paysage, afin qu’il définisse mieux l’emplacement du bateau. Il ne fallait rien négliger, et en particulier le fait qu’il devait certainement utiliser un pseudonyme étant donnée la teneur de cette nouvelle œuvre qu’ils avaient reçue et qui faisait que tout avait été chamboulé. Quelqu’un osa tout de même poser la question que tout le monde avait sur les lèvres :
— Pourquoi ne lisez-vous pas la suite pour savoir ce qu’il en est vraiment ?
Le Maire s’expliqua. Il ne voulait pas arriver trop tard. De toute évidence, le roman était écrit en temps réel et il leur fallait juste aller plus rapidement que la vitesse de lecture. Ce qu’il avait pensé comme un piège inextricable se retournait contre son auteur, car le volume prouvait que l’histoire était longue. C’était maintenant à eux de la détourner stratégiquement, et de la raccourcir. Il fallait faire intervenir un expert en roman. La Directrice de la bibliothèque fut appelée en renfort. Elle expliqua que dans tous les livres de ce genre, le meurtre était plutôt l’élément introducteur et qu’on voyait débarquer les enquêteurs, un peu à la manière du célèbre Columbo qui passait ses épisodes à coincer le meurtrier. C’était plutôt cela que l’on recherchait dans un roman policier. Le Maire fut pris d’effroi.