Le 21 septembre 2012
Ma chère amie,
C’est déjà la fin du premier séminaire. J’ai opté pour une sorte de plongée d’une quinzaine de jours qu’il faudra que je prenne en compte durant toute mon année universitaire. Ce ne sera pas trop difficile d’y être, surtout qu’ici, une fois que tu as fait allégeance au mode de fonctionnement, tu fais partie des murs et on te demande vite quand est-ce que tu reviens. Je ne me suis pas vraiment fait d’amis même si je suis peut-être un peu moins sauvage qu’au début, peut-être plus confiant. Je suppose qu’il y a toujours ce petit bizutage propre aux milieux fermés qui, à force de l’être, se supposent privilégiés ou détenteurs d’un savoir que d’autres n’auraient pas et qu’on viendrait distribuer au compte-gouttes. Je n’arrive pas encore à comprendre pourquoi, au XXIème siècle, il doit être si obscur d’obtenir un accès à ces sources. Elles seraient protégées, mais de quoi ? Quel serait le risque que chacun en dispose ? C’est souvent une question que je me pose quand je découvre des voies de recherche et de travail : quelle serait l’humanité si, au lieu de lui servir la soupe des interprétations diverses, variées et malheureusement quelquefois trompeuses, on lui donnait accès au kit de textes fondateurs qu’on irait puiser selon la spécialisation qu’on choisit en la pressentant plus proche de nos compétences ou de notre désir de faire avancer un domaine. Parce que, sur un point, je suis d’accord : on ne peut pas tout savoir sur tout et il ne s’agirait pas d’avoir un avis sur tous les sujets. Des pans entiers nous échapperont toujours soit qu’ils sont hors de nos frontières personnelles, soit qu’ils sont tellement vastes que leur traitement est confié à d’autres catégories humaines. Je n’ai pas honte de ne rien connaître du football ou de l’agriculture. Ce serait ça, l’au-delà de mes frontières personnelles, par exemple. De même, je délègue une partie de mon action à des Institutions auxquelles je participe en votant. De ce côté, je ne ferai jamais la révolution sociale tout seul, mais je mets le poids de mon vote dans la balance, et ça marche de ne pas se sentir dépossédé de son choix. La dernière élection a prouvé que je n’étais pas dans les courants majoritaires, alors je me dois d’agir où je le peux, à commencer par mon territoire accessible, mes compétences abordables. Je vois bien, par exemple, comment au fur et à mesure de mon parcours professionnel, je continue de m’abreuver à des sources qui me fournissent chaque fois de nouveaux accès. Ce que je ne comprends pas, — et je vais revenir ici autant de fois qu’il en sera nécessaire pour épuiser le sujet —, c’est pourquoi on maintiendrait une partie des informations sous silence. Ce n’est pas que la puissance d’ayant-droits cherchant à ne pas être pillés. Ce que je découvre a une autre teneur. Oui, des romans contiennent des actualités qu’une forme institutionnelle a écartées. Au placard. Aux archives. Tant qu’il n’y a pas de procès, il n’y aura pas de problèmes. Tant que personne ne s’en saisit, on continuera à fonctionner comme on a toujours fonctionné ou à devenir ce qu’on a toujours souhaité pour une partie de la société : faire partie de la classe dominante, celle qui distribue les richesses, celle qui décide si tel ou tel a le droit. Comme pour l’humanité, que seraient-elles, ces institutions, si tout était disponible aujourd’hui, si tout était étudié, si tout était commenté ?
Je constate que depuis que je suis arrivé ici, mon écriture a changé. Elle a changé d’objectif (mais ça, je crois que quelques livres avaient suffi à l’orienter déjà différemment), mais elle a aussi changé de contenu. Ma conviction se raffermit, et je n’en suis plus à vouloir m’insurger dans les journaux qu’on a peut-être enterré une auteure un peu trop tôt, lui réclamant justice. Je vais l’utiliser comme je suppose qu’elle aurait aimé que je le fasse en toute connaissance de cause. Puisque notre travail est le même. Nous écrivons. Apprendre à mieux se diffuser pour y intégrer des thèmes qu’on aimerait voir ressurgir dans la vie. Au lieu, de fait, de me rapporter à une pensée élaborée quelques dizaines d’années avant ma naissance, en la citant par exemple, en la nommant, je laisserai courir mon intuition pour être présent dans la sphère poétique. Mon alliée n’a finalement pas été oubliée, puisque je l’ai trouvée. Le chemin aurait pu être tout autre, mais elle était là, disponible, comme une clé, comme une bouteille à la mer, comme toutes les tentatives d’espèces vivantes qui lancent dans leur environnement une option pour une amélioration qu’elles ressentent nécessaires. On a besoin de ce recul temporel. Oui, d’accord, dans le tumulte de ces milliards de pensées qui agissent et s’expriment en même temps avec la même urgence de survivre, de s’étendre ou de se défendre, il y a celle qui servira de socle à quelque communauté nouvelle, et si j’en deviens le relai, tout fait sens dans mon périmètre accessible, autour de moi, ma famille, mes voisins, mes collègues, et quelques présences silencieuses qui auront le courage d’aller au bout de mes futurs écrits lorsqu’ils seront sous la forme que j’ai choisie, vignettes, fragments, articles, romans, ne doutant plus que je les place à ma manière sur les chemins d’autres pensées, non pour les influencer, mais pour alimenter un flux que je suppose bon dès lors qu’il apporte de quoi se prémunir des voies que j’estime sans issue, comme tout ce qui conduit aujourd’hui à des formes perverses du pouvoir ou des applications que je juge monstrueuses, à commencer par le meurtre que je dois absolument aider à faire disparaître de notre immense projet d’humanité pacifiée.
J’ai commencé à recopier des passages entiers issus des documents que j’ai découverts ici, mais imagine bien les conditions qu’on nous impose pour ça : on entre dans la bibliothèque avec des feuilles vierges et un crayon de papier. Rien d’autre. On a su inventer un moyen ultra moderne nous permettant d’accéder à des fonds suffisamment consistants pour avancer, et côté aventure personnelle, c’est le Moyen-âge. Pour de nombreux textes, il suffirait de me faire une photocopie. Tu les scannes et tu les rends disponibles sur le WEB, et je n’aurais même pas besoin de me plier aux nécessités d’un séminariste. Je pourrais travailler chez moi en pyjama. Mais non, on te rend la tâche pénible. Des feuilles vierges et un crayon de papier. Je passe plus de temps à lutter contre la fatigue plutôt que d’avancer dans l’élaboration réelle de mon projet. C’est épuisant. Il faut passer par là. Le rituel. Tu vas rire, mais quand j’enlève mon pull parce que j’ai trop chaud, et que je le dépose sur le dossier de mon siège (inconfortable), un cerbère se lève et me demande de le déposer dans mon casier à l’entrée de la bibliothèque. L’autre jour, c’était le contraire, j’avais froid, je m’étais entouré d’écharpes, et on m’a demandé si c’était vraiment nécessaire. J’ai un peu craqué. J’ai froid. Oui, une écharpe est nécessaire dans ce cas-là, et je n’ai rien dissimulé dessous. J’imagine qu’on perd beaucoup de temps quand on entre dans une nouvelle recherche et que je trouverai sans doute un rythme plus efficace lors de mes prochains séjours. Je vais repartir avec des dizaines de pages noircies, des bribes. J’écoute la méthode que mon auteure adorée m’enseigne. Il faut s’accrocher désespérément à toutes ces citations pour tenter d’y voir clair. Et se laisser guider. C’est comme ça que je le comprends. Comme je me laisserai guider par ce qui arrive sur mon bureau, mon actualité de pensée. Comme un trapéziste passe d’un trapèze à l’autre. Je fais ce que je veux. C’est ainsi que ce que j’estime nécessaire va se construire. Et je ne vais pas me refaire. Tant pis pour le temps que j’y passerai. J’ai un combat à mener sur le terrain avec mes chers collègues, un combat syndical, un combat politique, là où, avec un petit groupe d’une vingtaine de personnes, on peut intervenir dans les mécanismes de soumission, parce qu’on le fait collectivement avec l’argent de nos impôts. Ce n’est pas privé. Ce n’est pas comme disait l’autre, comme dans une entreprise, celui qui paie qui décide. Celui qui paie, c’est le citoyen, et j’en suis un. Je ne suis pas d’accord pour que ma participation financière à la stabilité politique de mon pays alimente une hiérarchie disciplinaire qui m’imposerait le silence. Les lieux de concertation existent. Nous y serons. Les moyens d’expression existent. Nous nous en saisirons. Et si je me rends compte qu’il y a encore quelque frilosité à vouloir afficher collectivement ce qui doit changer dans notre organisation sociale, je le ferai à titre personnel sous l’égide d’une activité artistique avec un nom d’auteur qu’aucune loi ne pourra obliger. J’ai déjà ma réponse à toutes les formes de contestations auxquelles je m’attends lorsque je propagerai mes premiers textes : c’est une fiction, c’est un poème. Les liens avec notre actualité, il n’y a que vous qui les faites. Jamais le texte ne vous a désignés.
Mille pensées.
À suivre…