[DIRECT LIVE] – 019

Ça m’amuse tout de même beaucoup de passer inaperçu dans cette société où le seul objectif semble être de supplanter tout le monde en très peu de temps pour une gloire éphémère. J’ai encore dû rater le coche. Je ne fais pas partie des bonnes catégories. Il faut dire que j’ai tendance à ne faire que rendre public, souvent sans commentaire, l’état d’un être qui n’a pas l’intention de se placer là où il ne devrait pas être ou là où personne ne l’a placé. Je parle en quelque sorte d’inélection. Le plus drôle, c’est de les voir se marrer entre eux avec les anciens qui ont appris à mépriser avec un sourire jusqu’aux oreilles. On avait une sorte de complicité, d’organisation bien ficelée, et surtout, bien sûr : « bravo pour toutes tes nominations ». On n’est pas aux Oscars, connard, mais je remercie tout de même. Surtout, bien sûr aussi, pas un mot sur ce qui se passe, sur la réalité du terrain, non que ça ne l’intéresse pas, mais lui fait partie des privilégiés, sans talent, sans diplôme, intégré parce qu’à l’époque il suffisait d’inviter le maire deux trois fois à dîner et de se montrer admiratif pour toute sa descendance. Ceux-là, oui, vous diront toujours : « C’était mieux avant » et, bien sûr encore : « Je ne comprends plus rien ». Surtout, il faut faire semblant de tout confondre. Et le jour où il faudra expliquer tout cela aux principaux concernés, y serez-vous ? Moi, oui. Et je dirai : « Voilà. C’est très simple. On nous a laissé un trousseau de clés en or. C’est mieux que la fève. Ça s’appelle pouvoir de suggestion et j’ai veillé à ce que cela figure en bonne et due forme dans le compte-rendu de la dernière réunion ». Oui, j’y étais aussi. Comme par miracle, on m’a donné la parole en premier et j’ai dit : « C’est plus qu’une réunion d’information. C’est le lieu où nous discutons ensemble de tous les sujets et que nous nommons notre désir du commun sous la forme d’une sorte de plan quinquennal. Notre hôpital psychiatrique n’est pas un institut privé. L’argent dont nous disposons est le fruit de l’impôt que vous versez et votre droit de regard et d’intervention y seront défendus ». J’ai appris ça en formation. Ah oui, parce que contrairement à ceux qui ont traversé l’ère des intégrations directes à coups de Vous êtes exceptionnels sur six générations, je me suis tapé des années d’études, puis des années de concours, puis des années de paperasse administrative, puis des années de stages de titularisation, puis des années d’échelon minimum, puis des années de gel de l’indice, puis des années de problèmes budgétaires, puis des années d’avis défavorables, mais pour être très honnête, je ne le regrette pas. On nous avait dit qu’il n’y avait qu’une seule chose à conserver de tous nos acquis, qu’un lieu où il faudrait toujours être représentés, et partant de rien, j’ai tout refondé. Dans quelques semaines, ce cher Président, qui supprime les points de l’ordre du jour parce qu’il n’est pas d’accord préférant le tabou, sera devant une obligation de faire. C’est une sommation. Moi aussi, je connais le temps politique. Moi aussi, je connais la valeur de ce qui se passe sur le terrain à longueur d’années. Moi aussi, je sais me taire au bon moment et dire la phrase juste au moment où elle sera inscrite au compte-rendu pour l’éternité. Ici, regardez, c’est encore mieux. Il y en a plein les cartons. Aux archives avec la mention fiction et pourquoi pas une dédicace de l’auteur. Au fond, ce n’est pas très grave si tout cela ressemble à un journal de bord avec colères et indignations récurrentes. Car, voyez-vous, la récurrence en question ne vient pas tellement de la part de celui qui se plaint. Elle est la conséquence d’une autre, de même qu’une violence sociale serait en réponse à une violence savamment administrée. Parce qu’en fait, ça ne s’arrête pas. J’ai cru au début que c’était suite à une absence prolongée, mais c’est tout autre chose. Pas plus tard que la semaine dernière : « Tiens ! Un fantôme ! », et constamment : « Tu viens ce jour-là ? Y a longtemps qu’on s’est pas vus », et comme cela incessamment. Sur le moment, évidemment, j’en rigole. Ça me fait penser à des petits vieux qui radotent et qui vous posent toujours la même question ou vous racontent toujours la même anecdote. Mais quand je rentre, c’est la rage. C’est le fruit de l’agression permanente. Ce sont les marches dans la nuit, le silence en rentrant, et encore ce besoin d’adresser un courrier aux autorités pour dénoncer. Peut-être qu’un jour mes romans arriveront sur leurs bureaux. J’y travaille.

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