– Alors, Mauricio. Fais-les voir, ces moules.
Il goûte.
– Pouah ! C’est vraiment dégueux, comment vous faites pour manger des trucs comme ça !
– Ben, chez nous, c’est un plat traditionnel. En plus, avec des frites, c’est bon.
C’est marrant ça. Quand Fernand, vendeur de moules-frites, le seul concurrent que j’avais sur toute la plage de Berck, m’a dit qu’il fallait que j’essaie de vendre mon concept de l’autre côté de l’Atlantique, je me suis dit “Il se fout de ma gueule, Fernand”. Parce que le concept de mettre des frites avec des moules, c’est peut-être une bonne idée, mais je croyais que c’était déjà fait. Et pour cause, y en avait partout chez nous. Fernand m’a dit qu’il avait fait fortune en Amérique, qu’il était revenu, que grâce à ça il avait acheté une maison avec vue sur la mer et que, depuis, faire des moules-frites, c’était un loisir et qu’il n’avait pas besoin de ça pour vivre. Bof, il avait l’air sincère, mais il riait beaucoup quand-même. Alors, de toute façon, j’avais rien à perdre. Ma femme était morte, mon ami était en prison. Alors, tenter ma chance en Amérique, pourquoi pas !
Bon, le voyage le moins cher que j’ai trouvé, c’est un aller simple pour Montevideo. L’Amérique, c’est l’Amérique, qu’elle soit au nord au sud, c’est pareil. Les voyages commerciaux avec visite de la statue de la liberté, safari au Texas, week-end chez Mickey en Floride et trois jours à Las Vegas, c’était un peu trop cher. En plus, avec quelques tonnes de moules, les suppléments-bagages me coûtaient plus cher que de construire moi-même un bateau. Heureusement, j’ai trouvé un capitaine sympa. Il a accepté de transporter mes moules sur son cargo. Pour un prix défiant toute concurrence, j’ai pu m’installer dans la cale avec ma cargaison. Tant mieux, j’aime pas voyager sur le pont, ça tangue. L’horizon qui monte et qui descend à des vitesses aléatoires, ça me fait le même effet qu’à mon petit neveu qu’on berçait pour qu’il arrête de pleurer. Qu’est-ce qu’il a pu en repeindre, des murs !
Dix jours dans un cargo coincé entre des poulets vivants et des rats morts. Dix jours passés à protéger ma précieuse cargaison. Pour le prix, c’était pas réfrigéré dans la cale, alors, à heures fixes, il fallait aller chercher de l’eau (y en avait toujours un peu dans la cale) et ne pas oublier de rafraîchir mes petites moules. Comme dit mon frère, un petit jet bien placé te rafraîchit une moule pour plusieurs heures. J’ai dormi comme un jeune papa, me réveillant toutes les trois heures pour abreuver mes bébés. C’est que je voulais qu’elles soient bien fraîches en arrivant. Pour passer le temps, j’ai lu “l’espagnol en quarante leçons”, histoire d’apprendre quelques mots essentiels : “bonjour”, “moule”, “fraise”… Ben oui, j’aime bien les fraises.
En arrivant à Montevideo, je suis rentré un peu dans les terres pour éviter la concurrence du bord de mer et j’ai croisé Pancho, un jeune petit Mexicain exilé qui a fait un peu de prison, comme Norbert. Alors, je l’aime bien, Pancho, et si on trouve deux autres joueurs, je lui apprendrai la belote amicale.
– Et pourquoi tu vends pas du sucre, plutôt ?
– Ben, tout le monde fait dans le sucre, ici.
– Tout le monde fait dans le sucre, ici, parce qu’il n’y a que du sucre, ici ! Le sucre, c’est une valeur sûre, tout le monde en mange, tu peux le vendre n’importe où dans le monde. Alors que tes moules, on n’en mange que sur les côtes françaises de l’Europe !
– Ouhlala, et encore !
– Avec le prix d’une seule moule, je t’achète une plantation de sucre, Mauricio. Il faut juste que tu me trouves quelqu’un en Europe qui serait intéressé pour prendre toute la production.
– Ben, je connais bien un député européen. Il paraît que le sucre, il en a pas mal besoin. Je vais peut-être l’appeler pour savoir si ça l’intéresse.
– Un député ? Intéressant !
– Il a besoin de sucre pour tous les automobilistes européens. Un truc qui passe par la Hollande, je crois.
– La Hollande ? Bababa, je crois qu’on va faire affaire, Mauricio. Je t’explique : ici, c’est la plantation, avec les gens qui travaillent, qui arrosent, qui cueillent, qui plantent. Prends une photo, on l’enverra au député. Après, voilà, le sucre est en poudre. Prêt à partir !
– Ouah ! Impressionnant ! Et pour passer des petites feuilles vertes à la poudre, vous avez fait quoi ?
– Pose pas trop de questions. C’est trop technique. Toi, tu achètes la plantation, le député, il achète le sucre en poudre. C’est ça qui est important. Ici, en Amérique, on appelle ça un “deal”. Peu importe ce que tu vends et la manière avec laquelle c’est fabriqué. L’essentiel, c’est d’avoir un “deal”.
– Écoute, ça m’intéresse. Tu prends toutes les moules ?
– Toutes les moules ! Et les quelques billets qui pendent de ta poche. Ensuite, on appelle ton député. On mettra les moules sur la colline, là-haut, ça repoussera les mouches. Pas d’insecticides, que du naturel, du sucre biologique ! Il va être content, le député : commerce équitable, produits biologiques.
– C’est sûr, il va être content.