Chapitre 4 – Olivier 2

Ah ! Elle est enfin entrée dans un immeuble. Une demi-heure pour faire le tour du pâté de maisons. Elle est restée scotchée devant la boulangerie de la rue Ménard. Je la voyais trembler comme une petite fille fragile. Le remords, t’avais qu’à pas fermer ! C’est sûr que ça doit faire bizarre de voir les clients débarquer chez le concurrent. On se croit indispensable, on chipote à longueur d’année pour trouver des idées sur la disposition des croissants et la couleur de sa robe, on ne s’arrête jamais parce que “vous comprenez, les clients”, et puis un jour, on se rend compte que tout le monde s’en fout, que si les clients viennent dans telle ou telle boulangerie, c’est parce que c’est plus près, et que si c’est fermé, ils vont ailleurs. Le gouffre, quoi. Tout dégringole. C’est peut-être ça qu’elle voulait vérifier. Elle a dû se dire : “Et si je ferme, est-ce que j’aurai des suicides sur le trottoir ?”

Ben, non ! Par contre, si tu fermes, il y aura toujours un client comme moi qui cherchera à comprendre et qui te suivra jusque dans tes toilettes pour avoir des éléments de réponse. Non, mais, qu’est-ce qu’elle a bien pu penser ? Qu’elle fermerait à 17 heures et que nous la laisserions faire sans bouger le petit doigt ? Il nous faut des explications, à nous, et il faut nous prévenir plus longtemps à l’avance. Déjà, nous sommes toujours les derniers informés quand elle augmente les prix, nous sommes obligés de recompter la monnaie deux fois de suite. Et devant notre surprise, toujours des explications idiotes : “Le passage à l’euro, pour arrondir” et puis “Le prix de la farine a tellement augmenté” ou encore “Les impôts fonciers, ah, la, la, les impôts fonciers”.

Et moi alors, comme si mes impôts n’augmentaient pas, comme si j’achetais jamais de farine. Comme si je ne savais pas me servir d’un convertisseur. Il suffit d’afficher le prix en francs et hop, la somme s’affiche en euro. Une baguette à cinq francs, ça fait soixante-seize centimes, pas quatre-vingts. Qu’est-ce que c’est que ces manières ! Menteuse !

Il a fallu que je me reprenne plusieurs fois, dans la rue, quand je la suivais. Il y a des moments où j’étais tellement près que je l’entendais penser. Ah ! Comme j’aurais voulu qu’elle se retourne, qu’elle m’explique en deux secondes tout ce qui se passait. J’aurais gagné un temps précieux et cette foutue pluie n’aurait pas inondé mes chaussures. Flop, flop. J’ai cru que ce bruit allait me trahir, j’ai même dû ralentir la cadence. Heureusement, elle n’a pas pris trop de distance. Et elle se doute tellement de rien, la boulangère, que j’ai pu voir le code qu’elle a composé sous la pluie. Apparemment, elle ne vient pas souvent. Elle ne connaît pas le code par cœur, et elle s’est trompée deux fois. Du coup, moi aussi je me suis trompé, et j’ai bien cru que j’allais perdre la partie.

Bon, qu’est-ce qui peut bien y avoir dans cet immeuble qui vaille la peine de fermer une boulangerie à 17 heures ? J’avais espéré qu’il y aurait un ascenseur, qu’elle le prendrait, que la cabine resterait assez de temps pour que je puisse retrouver l’étage, en montant par l’escalier. Comme il doit y avoir deux ou trois appartements par pallier, j’aurais fait deux ou trois hypothèses. Pas d’ascenseur, huit étages. Le nombre d’hypothèses est donc multiplié par huit. Un cabinet médical au premier, comprenant un dentiste, un généraliste et un pédiatre. Non, non, c’est pas ça. Le généraliste, il comprend le métier des gens, et il sait attendre que la boulangerie soit fermée pour fixer un rendez-vous à une boulangère. La gamine de la boulangère, elle a vingt ans. On va pas chez le pédiatre, à vingt ans. Et puis on ne ferme pas sa boutique pour une rage de dents ! Un notaire, au troisième. Peut-être un mort dans la famille, une lecture de testament. Elle ne serait pas venue toute seule, à moins qu’elle soit en retard, ou fille unique. Et là, au quatrième, une association. Vu le nom, ça doit être un truc humanitaire. Pour faire de l’humanitaire, il faut avoir du temps, ma p’tite dame. Ah ! Je ne trouve rien. Le reste, ce sont des noms de famille. Il n’y a rien de plus banal qu’un nom de famille qu’on ne connaît pas. Futard, Lebowsky, Armand, Bourrin. Coton, c’est bien comme nom. Il y a trois Chen, une famille de chinois, certainement. Et ce truc, écrit à la main, c’est illisible. Krafpin, ou Graffin.

De toute façon, avec les noms plantés sur les boîtes, je peux bien supposer tout ce que je veux : un amant, une vieille tante, un petit garçon leucémique à qui on vient faire la lecture, une sœur jumelle qu’on vient de découvrir, séparée de la famille à la naissance, placée dans un orphelinat. Elle a fait des recherches, et elle a trouvé une sœur boulangère qui habite à côté de chez elle. Non, ça tient pas debout ! Il y a l’heure, aussi. Je ne dois pas oublier qu’elle a un rendez-vous. Et de la plus haute importance. Qu’est-ce qui peut bien pousser quelqu’un à inverser l’ordre de ses priorités ? L’argent, évidemment ! Ah, j’en étais sûr ! Le prix du pain, ça suffit pas ! Il faut encore qu’elle fasse du chantage. Un père de famille, sans histoire, qui rentre un jour dans la boulangerie avec une jeune demoiselle à son bras. C’est le matin, ils viennent chercher des croissants, ils ont ce petit sourire qui trahit leur nuit adultère. La boulangère la connaît bien, la femme du monsieur, elle achète toujours un pain de mie tranché. Et au lieu de savourer le bonheur des autres, elle décide de faire chanter ce pauvre homme à qui on reproche d’acheter des croissants.

JALOUSE !

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