— Bonjour, je voulais savoir si vous suciez gratis ?
— Comment avez-vous eu ce numéro ?
Pas manqué, c’est un homme, j’en étais sûr ! Il n’y a que les homosexuels pour laisser sur les murs leur numéro de téléphone. Ah, ah ! Pas de femme désespérée, pas de fleurs à acheter. Je peux enfin confirmer qu’il n’y a que des hommes qui pissent contre les murs, qu’il n’y a que des hommes qui se baladent le soir près du bassin des trois sirènes et que les marqueurs noirs remplacent toujours les bâtons de Rimmel ou autre rouge à lèvres, que l’espèce humaine tout entière a besoin d’avoir dans ses poches une sorte de bâton pour se donner de l’importance en attendant au feu, en prenant le métro, dans l’ascenseur, ou encore en pissant contre un mur. Ce n’est donc pas un hasard si les hommes importants sortent de leur poche un énorme cigare, ou si les policiers menacent les malfaiteurs avec une matraque longiligne, ce n’est pas un hasard si Guignol fait rire les enfants, si le roi porte un sceptre, si le maître d’école démontre un résultat en frappant le tableau à l’aide d’une longue règle. Et les hommes sans pouvoir se rabattent sur les marqueurs noirs, à défaut de cigares, de bâtons, de matraques, de sceptres ou de règles.
Pauvre garçon impuissant ! Sucer gratis pour que quelqu’un t’appelle enfin. Je ne me laisserai pas faire, tu sais ? Je vais venir décortiquer ta vie afin d’y trouver un centre d’intérêt. Et à défaut d’autre chose, je te tendrai un beau cigare que tu fumeras gratis.
— Allô ? Je ne vous entends plus ! Comment avez-vous eu ce numéro ?
— Oh, je l’ai trouvé, quelque part sur un mur.
— Il faut qu’on se rencontre, au plus vite ! Le café de la gare ouvre à cinq heures. J’y serai.
J’y serai aussi. Plus que deux heures à passer au milieu de la nuit. Et tant pis pour la fatigue qui me gagne, tant pis pour la journée que je vais encore passer, affalé sur mon bureau, devant le regard ahuri de mon patron qui se demande encore ce que je fais de mes nuits. La dernière fois qu’il a tenté de me faire la morale, je me suis fait arrêté pendant quinze jours pour une dépression nerveuse. Les médecins du travail adorent faire exploser les statistiques pour prouver que les salariés sont de plus en plus fatigués, et que ce regain de dépressions justifie qu’on embauche un nouveau médecin et que le service passe enfin aux trente-cinq heures. C’est assez facile d’obtenir un arrêt maladie, et les tranquillisants que nous administrent les médecins du travail sont toujours remboursés. Ah, ah ! Quand je pense qu’on ne devait plus rembourser les médicaments de complaisance. Alors que moi, j’achète, on me rembourse et je jette tout à la poubelle. Je n’ai jamais avalé un seul de ces cachets. Les hypocondriaques sont les premiers à savoir que leur maladie est fictive, et aucun d’entre eux ne passe des symptômes, faciles à imiter, aux traitements, faciles à contourner. Mieux vaut que je me balade dans la nuit plutôt que j’avale encore ces cochonneries qui assomment dès le début de la météo, empêchant à la fois de suivre le journal de vingt heures, la série policière, de boire une tisane, de lire un bouquin, d’avoir des rêves. Les tranquillisants sont certainement responsables de la chute des ventes dans les librairies, et si les publicités de la télé ont un volume sonore de plus en plus insupportable, c’est pour réveiller les tranquillisés à coup de « yaourts qui font du bien à l’intérieur », de « voitures qui ne tombent jamais en panne », de « disques à ne pas rater », de « cassoulets à l’ancienne », de jambons, de saucissons, de rasoirs, d’eau minérale et de vin, à consommer avec modération.
Dès mon premier arrêt maladie, mon patron a arrêté de me harceler avec cette voix stridente qu’adoptent les personnes qui en ont marre d’avoir tellement de travail alors que leurs subordonnés glandent toute la journée et attendent tranquillement que le temps passe, en regardant passer les oiseaux, les avions et les nuages. Maintenant, il me regarde avec compassion, il me propose parfois de prendre une pause, de rentrer plus tôt. L’autre jour, il a trouvé intéressant de m’envoyer sur les routes, pour voir du pays et vendre toutes ces conneries que je suis censé vendre. Il a fallu que j’invente un accident de voiture qui avait tué mes deux parents en même temps pour qu’il se décide à passer à l’avion, et que je m’évanouisse devant l’hôtesse de l’air pour me faire rapatrier aux frais de la société. Six frigos d’hôtel vides ont suffi pour qu’il admette que le mal du pays me rendait alcoolique, et que j’étais certainement plus efficace en dormant sur mon bureau qu’en faisant du porte-à-porte en titubant.
Deux heures. Plus que deux heures avant de faire enfin une nouvelle rencontre. À la gare, il y aura certainement un tabac, j’aurai le temps d’acheter deux cigares, et j’irai voir sortir les pauvres vacanciers qui profitent des bas prix pratiqués sur les trains de nuit pour voyager. Ils ont dormi tout habillés, et ne sont pas passés au cabinet nauséabond pour vérifier leur coiffure, pour se rincer le visage et se laver les dents. Ils s’engouffrent dans les taxis ou s’installent à la terrasse du café où les produits consommables sont aussi chers que dans le train, mais certainement meilleurs quand-même. Ils arrivent de loin, mais pas encore assez pour avoir profité d’une bonne et longue nuit. Ici, seuls les étrangers ont le droit à plus de huit heures pour dormir, et comme les trains partent toujours de l’autre côté de la frontière, ils en profitent pour prendre les couchettes du haut, celles qui permettent de dormir sans se faire grimper dessus, et qui donnent à son occupant le pouvoir de bloquer la lumière et le chauffage.
J’y suis. J’avais raison. Le tabac est ouvert.