Vivement que le temps n’ait plus d’importance. Voilà plusieurs jours que j’attends et déjà, je ne tiens plus. J’ai passé tout mon temps devant un téléphone désespérément silencieux. Je l’ai débranché, je l’ai rebranché. Regarder la petite barre de défilement disparaître. Regarder la petite barre de défilement clignoter. J’en peux plus. Hier, je l’ai même secoué. J’ai failli le jeter contre le mur. Heureusement que le facteur a frappé à la porte. Il m’apportait un pli recommandé. Je ne l’ai même pas ouvert. Plus rien ne m’intéresse. Impossible de quitter cette pièce, de me faire à manger, de prendre une douche, de dormir. Il faut qu’il sonne ! Il faut qu’il sonne ! Et moi, il faut absolument que je fasse autre chose !
Je suis retourné tripoter Robassot, juste pour m’occuper, et je n’ai pas trouvé mieux que cette fameuse association de numéros perdus, avec son énergumène à l’entrée. Finalement, à force de l’écouter parler, je me demande si nos destins ne sont pas liés. En tout cas, ils sont certainement plus proches que ce que j’avais d’abord cru. Il attend, moi aussi. Alors autant qu’on attende ensemble, et qu’on reste assis sur le pas de la porte en interpellant les passants. Je l’avoue, je profite un peu de son handicap. Il cherche un numéro, et moi j’ai son téléphone, mais il ne le sait pas. La situation est grotesque. Disons que c’est pour passer le temps. De toute façon, les portes s’ouvriront certainement pour moi avant qu’elles ne s’ouvrent pour lui.
— Il faut mettre fin à toute cette histoire. Il faut que je trouve ce téléphone, que je le détruise, et que je détruise toutes les machines qui permettent les voyages. Il faut sauver le monde. Il faut m’aider.
— Pourquoi voulez-vous tout détruire ?
— Vous ne vous rendez pas compte ! Ce qui va se passer est terrible ! Nous allons être envahis par des mutants. Des dictateurs arrivistes vont distribuer les hommes et les femmes comme bon leur semblera. Jamais nous n’aurons assez de machines pour faire que les voyages soient libres d’accès. Regardez déjà avec les voitures ! Regardez combien il faut de voitures individuelles pour que les populations ne soient pas dépendantes des transports en commun, de leurs horaires, de leurs prix et de leurs grèves ! Hein ! Combien ? Combien faudra-t-il de machines intermondialiques pour permettre à tous les mondes d’en jouir sainement ? Personne n’aura la patience d’attendre que toutes les machines soient construites avant d’en faire un objet machiavélique. L’individualisme nous pend au nez ! Tout va disparaître !
Dis-donc… Je ne sais pas ce qu’ils lui ont fait à celui-là, mais apparemment, il y a quelques connexions qui fonctionnent à nouveau normalement ! Dire qu’il y a quelques jours, il fallait que je lui tire les vers du nez. Maintenant, il pourrait écrire ses mémoires !
— On dirait bien que votre mémoire revient, non ?
— Non. Je ne me souviens de rien. Je ne me souviens pas que la Compagnie des Trois Mondes m’a poursuivi pendant plusieurs heures à travers la ville, qu’elle m’a attrapé avec un filet géant en me tirant des cartouches soporifiques dans la jambe droite, qu’elle m’a emmené dans une clinique spécialisée dans l’effacement de données humaines, qu’elle m’a…
— Ben… Apparemment, si, vous vous en souvenez !
— Non ! Je vous dis que je ne me souviens de rien ! Je ne sais pas que la machine intermondialique est tout bêtement enterrée sous le parking de l’Hôtel de Ville, qu’il suffit de composer un simple code de quatre chiffres pour y entrer, que tout est automatique, qu’il faut se brancher les doigts sur les diodes et penser à autre chose…
— (…)
— Quoi ? Pourquoi vous me regardez comme ça ?
— Il vous manque quoi comme information pour venir à bout de votre projet de destruction ?
— Mais ! Vous n’avez rien compris ! Je vous dis que je ne me souviens de rien. Soit. Il ne se souvient de rien. BANANE ! A part une bonne vieille technique d’auto-persuasion à la con, je ne vois pas ce qui l’empêche de faire ce qu’il a à faire !
— Il faut détruire la machine ! Il faut trouver le téléphone ! Ouais, il faut surtout que mon téléphone sonne avant que tu ne retrouves toutes tes capacités, sinon, je ne sais pas comment je vais profiter de ma nouvelle vie, moi !
— Et vous, par exemple, vous feriez quoi ?
— Quoi ? Je ferais quoi avec quoi ?
— Si vous aviez le pouvoir de maîtriser les voyages intermondialiques, vous feriez quoi ?
— Ben… je… je voyagerais…
— C’est plus fort que tout ! La moindre personne normalement constituée en profiterait pour s’enrichir, et vous feriez pareil ! Balancer ses ennemis dans le monde inverse pour qu’ils crèvent ! S’installer dans le troisième monde pour y vivre une vie de pacha ! Jouer à “qui mourra en premier ?” juste pour voir si on peut ressusciter les nouveau-nés du monde inverse !
— Mais… pas du tout… je…
— Vous ne pourriez pas vous en empêcher. Je ne pourrais pas m’en empêcher. Personne ne pourrait s’en empêcher. Même l’Abbé Pierre ne pourrait pas s’en empêcher. Les perspectives sont trop vertigineuses. Et il y aura toujours quelqu’un pour nous supplanter tous, pour nous reléguer aux rangs des assouvis. Croyez-moi, les dictatures éternelles seront les dernières, et si vous n’en êtes pas le patron, vous en serez l’esclave !
Mince, alors ! C’est qu’il serait en train de me convaincre, l’imbécile ! C’est vrai que si je ne contrôle pas tout, je risque de connaître le pire… Ah ! Qu’est-ce que je dois faire ? Je vais encore tout foirer ! Tout va disparaître par ma faute ! Ah ! Je savais qu’il ne fallait pas que je garde ce téléphone ! Il a raison ! Il faut mettre fin à tout ça ! Il faut que le vieil imbécile m’aide. Maintenant ! Parce que si y a un truc que je ne veux pas, c’est bien finir à Loser City !
— Je vais vous avouer quelque chose, Monsieur.
— Oui ?
— Le téléphone, il est dans ma poche.