Vatican, petit état d’Europe. Coin tranquille où il ne se passe pas plus de choses en un an qu’il ne s’en passe en une heure dans tout autre état du monde entier. Ici, une seule petite maison a des volets rouges, une seule petite maison possède un garage d’où une vieille voiture aux vitres brisées par le temps ne sortira certainement jamais, une seule petite maison reste timidement encastrée entre deux églises désaffectées qui ôtent tout espoir à toute plantation du jardin de revoir un jour la lumière du soleil, une seule petite maison, enfin, crache inlassablement, à l’aide d’une cheminée en pierre brande-ballante, quelle que soit la période de l’année, une fumée légèrement noircie, rappelant aux passants qui s’attarderaient à la regarder, qu’ici le temps n’a pas vraiment d’importance. Deux pièces, une cuisine, pas d’étage, un puzzle daté de 1910 collé pour l’éternité, ornant une galerie de photos, portraits et paysages dont seul l’auteur peut situer l’échelle chronologique pour comprendre pourquoi la Chapelle Sixtine se retrouve aux côtés d’une caserne de pompiers.
Depuis son dernier discours, Norbert a choisi le silence pour se consacrer enfin aux plaisirs quotidiens qui n’auraient jamais dû, selon lui, quitter le cours existentiel de son activité. Après avoir réinventé toutes les techniques révolutionnaires de réalisation, Norbert, ayant épuisé la réserve naturelle des puzzles de cinq mille pièces, décide qu’il est temps à présent, de concevoir ses propres œuvres. Prendre une minuscule pièce, la découper patiemment, la peindre, la laisser sécher, l’assembler aux autres, défaire le puzzle, coller chaque pièce sur un autre support, et vérifier que le modèle réalisé correspond bien au modèle imaginé. Inutile alors de comprendre la maturité d’un artiste, et si Norbert décide que le modèle ne ressemble à rien, aucun commentaire d’aucune nature ne peut le décider à garder une œuvre qu’il juge ratée. Et il se lance dans la “déconception”, étape importante durant laquelle les erreurs commises enrichissent un répertoire d’idées en perpétuel devenir.
Il n’aura pas fallu beaucoup de temps à ce pape bienveillant pour venir à bout des conflits séculaires. Déjà, lorsqu’il était député, installant en Europe le principe de la voiture électrique, il avait mis fin au cycle infernal de l’économie mondiale qui puisait, sous le poids d’inhumaines décisions, les ressources naturelles de la Terre tout entière. Finis les dogmes et les principes, finies les querelles de chapelle et les guerres de religion, finies enfin les croyances infructueuses. La mort de Dieu avait poussé les fidèles à s’occuper d’eux-mêmes, projetant dans leur avenir une idée concrète et responsable de ce qui pouvait être mieux, autrement.
Et maintenant que Norbert a fait l’essentiel, il peut prendre le temps de s’adonner, sans compromis ni complexité, à son loisir et à sa vie paisible, avec Paulette, une gouvernante dévouée qui l’aide chaque jour pour les tâches domestiques.
“Oh, désolée, Norbert, j’ai encore fait un pli à votre chemise. J’espère que je pourrai la ravoir pour ce soir !”
Ce soir, Norbert a accepté de faire une courte apparition dans une soirée organisée en son honneur. Tous les dirigeants du monde entier ont fait le déplacement et les amis les plus proches du souverain pontife savent qu’en organisant un noël spécial pour les petits Éthiopiens, Norbert ne refusera jamais d’honorer la soirée de sa présence. Feu d’artifice, distribution de cadeaux, parties de carte, et comme toute fête mérite une part d’originalité pour être réussie, celui qui l’a organisée a décidé d’offrir aux convives, en plein hiver, défiant ainsi les lois fondamentales de la nature, des coupes remplies d’un fruit qu’on ne trouve qu’en été : des fraises.
“Bon, apparemment, je vais pouvoir y arriver. Vous pourriez me passer la bouteille d’eau déminéralisée, pour mon fer ?”
Seules les injonctions de la gouvernante trahissent de temps en temps le silence de cet endroit installé pour durer. Norbert communique sous forme d’expressions explicites du visage qui traduisent son avis, ses désaccords et ses volontés. Parfois, un geste est nécessaire. Celui qu’il vient de faire à Paulette pour répondre à sa question est très simple et elle le comprend sur le champ : “Deux petites secondes, j’ai un bout qui colle.”
Paulette s’amuse toute seule à ce sujet. Elle sait qu’après ce geste, même si elle n’a jamais véritablement entendu ce qu’il voulait dire, elle devra attendre vingt bonnes minutes avant d’interrompre une fois de plus l’activité du pape. Des petits gloussements de vieilles dames se concentrent en silence au niveau de ses épaules, ébranlant un gilet aux mailles trop épaisses, et les larmes du bonheur coulent déjà sur ses petites joues ridées. Dans l’éclat d’un sourire étouffé, Paulette fouille dans sa poche pour trouver un de ces vieux mouchoirs brodés qui ont traversé plus de quatre générations. Elle ôte ses lunettes, éponge ses larmes, et réitère sa demande.
“S’il vous plaît, Norbert, je vous ai demandé quelque chose !”
Alors, Norbert dévie lentement son mouvement machinal vers la droite, tend lentement le bras vers la table où il pose toutes les bouteilles, tâtonne, tâtonne, attrape une bouteille en plastique et la dépose près de Paulette.
Paulette verse le contenu de la bouteille dans son fer.
Glouglouglouglouglouglouglouglouglouglou.
Un bruit familier pousse Norbert à se relever immédiatement, comme par réflexe.
Pschhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhhh… t.
Ce qu’il pressent est en train de se reproduire sous ses yeux ébahis :
Une flamme incommensurable
Flouch !
Et soudain, une explosion.
PAF.
Suivie d’une seconde explosion, plus forte que la première.
PAF.
Et une dernière, exceptionnellement titanesque.
PAF.