Les évadés de la Somme.
La mondialisation et la décentralisation sont-elles des principes que nos élus peuvent défendre et soutenir en même temps, alors que leurs finalités semblent diamétralement opposées ? Peut-on, depuis un même siège parlementaire, demander aux régions de répondre plus directement aux attentes de nos citoyens et prôner le rapprochement des sociétés internationales ? Car, si l’une a pour effet d’offrir plus de proximité aux français éloignés des grandes métropoles, ceux que l’on appelle déjà “les derniers bouzeux”, l’autre oblige nos entreprises à se regrouper en dehors de nos régions, voire, en dehors de notre pays. Certains suivent leurs sociétés qui n’hésitent pas à leur proposer des salaires attrayants, des logements de fonction, des accès directs dans des crèches flambant neuves et des tickets-restaurant. Pour eux, même si l’éloignement géographique suppose de délaisser une grand-mère fatiguée, la vie qui les attend est souvent bien meilleure. Mais, que les statisticiens se rassurent, ce paradis du salarié est réservé à l’élite patronale et concerne souvent les cadres. Pour les autres, les modestes employés qui ne peuvent pas quitter leur terre parce que les mêmes sociétés ne leur ont proposé qu’un aller-simple pour leur nouvelle destination et la prise en charge d’une moitié de leurs frais de déménagement, pour eux, l’issue est parfois plus malheureuse. Le chômage s’installe dans les foyers, puis l’endettement et parfois, le suicide.
Malgré un suivi assidu des flux de populations à travers le monde, les sociologues ont parfois du mal à évaluer si les personnes qui quittent leurs régions d’origine le font par contrainte ou par envie de voir du pays. Et notre belle région, la Somme, n’a pas encore reçu le soutien d’obscures ONG qui pourraient répondre à ces nombreuses questions. De là à croire que l’exode rural est devenu une sorte de sujet tabou, il n’y a qu’un pas à franchir, chargé d’une semelle que votre journal a une fois de plus tenter d’alléger en suivant le parcours étonnant d’anciens habitants de la Somme qui se trouvent aujourd’hui un peu partout dans le monde.
Une enquête discrète nous a permis de constater qu’un grand nombre de villages regorgent de familles éclatées, d’oncles et de tantes partis sans laisser d’adresse ni de raisons apparentes. Pour une personne souvent âgée et abandonnée sur les trottoirs de l’hospice local, il est parfois difficile de faire le lien entre différents indices. Et pourtant, nous les avons tous retrouvés. Par exemple, une simple demande de changement d’adresse déposée, le lundi 20 août 1998, au bureau de poste de Moreuil, nous a permis de retracer le parcours d’Irène, cette jeune coiffeuse qui ravissait son entourage par la splendeur de ses traits et la qualité de ses coupes. Profitant d’un voyage organisé par le comité de jumelage de Moreuil, Irène part séjourner quelques semaines au Canada. En revenant, elle décide de suivre les cours du soir du “Petit théâtre de poche” et s’engage dans une troupe franco-canadienne. Elle quitte sa ville natale en août 1998. La date du changement d’adresse nous le confirme. Puis, l’errance si caractéristique de l’art canadien envahit la vie d’Irène. Elle se laisse porter par l’amour de l’art, s’endette et se retrouve dans l’engrenage fatal de la prostitution. Baladée à travers le pays, elle échoue, malade et sans un sou, sur la place de Montréal où la Croix-Rouge décide de l’accueillir et de la soigner. Irène est alors assaillie par ce besoin de revenir au pays mais, consciente que les commérages la précèderaient partout où elle irait, elle décide d’entrer dans l’ordre des Martyres de Sébastien afin d’allier son besoin de discrétion à son appel viscéral. Nous avons retrouvé sa trace à Grimont, sous le nom de Béatrice de la bonté du Christ. Ce destin tragique, tout le monde s’en souvient, s’est brutalement achevé sur un vulgaire trottoir où la nonne s’est vue démembrée par un automobiliste fou.
Étrange coïncidence. Car trois de nos enquêtes nous ont menés au milieu de ce village dont personne ne parle. Grimont. Et c’est devant la maison d’un de nos “évadés” que la coiffeuse de Moreuil a fini ses jours. C’est même cet incident tragique qui a poussé Norbert, modeste ouvrier de la Somme, à s’engager en politique et à conquérir la mairie de Grimont. Si l’on pouvait encore douter qu’un ancien taulard puisse devenir un jour conseiller municipal, on ne pouvait pas s’imaginer que le parcours de Norbert, battant la campagne à plein régime, le conduise aussi vite sur les sièges du parlement européen de Bruxelles. C’est bien un ancien Picard qui est à l’origine du plan si controversé des centres villes sans voiture. C’est à lui que l’on doit les derniers bouleversements économiques de l’Europe tout entière. Et demain, il pourrait bien être le visage incontournable de la politique internationale tellement ses liens vers les États-Unis semblent se renforcer.
Nous avons appris qu’il était l’invité d’honneur de l’ONU pour dresser un bilan de sa politique économique et sociale. Le secrétaire général a demandé à L’Union Européenne que Norbert puisse présenter sa vision humaniste à l’ensemble des pays du monde. À New York, Norbert sera accueilli par le nouveau directeur du FBI, Moritz. Encore une étonnante coïncidence, car cet ancien industriel est lui aussi un “évadé de la Somme”. Nos journalistes ont suivi son parcours depuis son départ précipité. Maurice, de son vrai nom, avait quitté Grimont pour faire fortune en Amérique du Sud où il a fondé la plus grande multinationale que le monde industriel n’a jamais connue. Notre député européen ne sera donc pas dépaysé.
Et le patois de nos régions sera peut-être la langue officielle du prochain sommet international qui se tiendra, dans quelques jours, au siège de l’ONU.