Ici, pour négocier avec Maurice, il faut passer par le rituel de la belote amicale. Et les Américains n’ont qu’à bien se tenir : quand je prends délicatement une fraise, c’est généralement le moment où je décide de laisser gagner l’adversaire. Hi, hi, hi. Il faut dire que le principe du gagnant qui perd, c’est quand-même moi qui l’ai inventé. Alors, on ne me la fait pas. Les Américains sont tellement formatés pour gagner, qu’ils ne peuvent pas s’empêcher de garder les meilleures cartes, de donner des coups de pieds sous la table et de hurler “RE-BELOTE”. Avec leur accent, on dirait qu’ils aboient. À la fin des parties, je me lève et je déclare ma victoire. Ils n’arrivent pas à s’y faire. Aujourd’hui encore, un négociant Texan a fait voler son chapeau à travers la pièce, manquant de faire tomber le tableau des bénéfices de l’entreprise. Ils sont tellement fiables, les bénéfices, que le tableau n’a pas bougé. “Le sucre Maurice ne cède pas aux caprices !”
À Dallas, le succès de notre sucre est époustouflant. Nous avons pris tous les marchés que nous pouvions prendre. Pancho reste intraitable. La production reste en Uruguay, passe par la Colombie, s’arrête au Mexique et finit sur les fraises Américaines. De nombreux chercheurs ont essayé de comprendre pourquoi les consommateurs devenaient tellement hilares en absorbant notre poudre. À chaque fois, les enquêtes ont été entravées par la protection du brevet d’invention. Ici, aux États-Unis, ça s’appelle la liberté, et c’est une valeur fondamentale. On ne peut pas y toucher. Il faut dire aussi que Pancho est souvent allé leur parler discrètement. À chaque fois qu’il y va, il utilise l’argent du calepin, ce fameux compte dont on ne devait pas parler. Il avait tout prévu, Pancho, sauf peut-être le fait que notre production ne serait pas aux dimensions de l’immense demande que nous avons à travers le monde. Remarque, c’est plutôt bien, quand l’offre est inférieure à la demande, ça nous permet de monter un peu les prix. “Il est cher, le sucre Maurice, mais il mérite vos sacrifices”. Pour choisir nos clients, et pour éviter la corruption, nous avons dû inventer un système qui permet de faire la part des choses entre la chance et l’intelligence. Avec la courte paille, on avait du mal à discerner la perspicacité des candidats alors, c’est la belote amicale qui a été choisie. Et j’avoue que, côté perspicacité, on en découvre de bien bonnes.
Aux États-Unis, ils ont tout pareil que nous, mais en mieux. Les routes sont pareilles, mais plus longues. Les voitures sont plus grosses, les maisons sont plus belles, les catastrophes sont plus catastrophiques, les scandales encore plus scandaleux. Même devant les restaurants, Ronald Mc Donald paraît plus grand qu’en France. Mon bureau, je l’ai installé dans un immeuble qui ressemble au siège social flambant neuf du Crédit Mutuel d’Amiens, mais en mieux. C’est plus haut, les vitres sont plus propres, les ascenseurs vont plus vite et les secrétaires sont plus sympa. Aujourd’hui, je reçois le directeur du FBI. Il paraît que c’est comme la police, mais en mieux. Je l’ai déjà eu au téléphone, il a une de ces voix mielleuses qui n’osent pas vous dire que vous êtes un con quand vous êtes un con.
“Bonjour, Maurice.
– Bonjour, Monsieur le FBI, vous voulez une fraise ?
– Non, merci, je n’ai pas beaucoup de temps. Un rapport d’enquête vient de tomber sur mon bureau, et j’avoue que je trouve, comment dire, effarante, oui, c’est le mot, effarante, la liste des substances qui composent votre sucre.
– Mais, où l’avez-vous eue ?
– Peu importe, écoutez-moi, s’il vous plaît. Entretemps, une liste, comment dire, stupéfiante, je crois que c’est le mot le plus juste, une liste stupéfiante des personnes qui composent votre entreprise est arrivée sur mon bureau.
– Et beh, il en arrive des trucs sur votre bureau.
– Comme vous dites, mais laissez-moi poursuivre. J’ai ordonné une enquête qui nous a trimballés à travers le monde. Et nous sommes restés en arrêt devant les relations politico-commerciales que vous avez tissées en Amérique du Sud et en Europe.
– Oh !
– J’ai donc présenté ce rapport au Président des États-Unis.
– Et… ?
– Et… Il a trouvé que vous feriez un excellent candidat pour contrôler la sécurité de notre pays…
– Ah… ?
– … ainsi qu’un porte-parole efficace des relations que les États-Unis souhaitent tisser à travers le monde.
– Et beh !
– Il y a juste un petit problème.
– Lequel ?
– Vous ne parlez pas un mot d’anglais ! Alors, le président des États-Unis vous offre une formation accélérée, …
– C’est mon jour de chance !
– … un week-end en Floride à Disney World…
– Yahou !!!!
– … et la Clafabouille du boufitrux, dont je suis venu vous donner les clés.
Aïe. J’ai pas compris la dernière phrase. Les clés, les clés, cherche, Maurice. Une voiture, une maison, un petit casier dans une gare avec une surprise à l’intérieur. Est-ce qu’on a le droit de faire répéter le directeur du FBI ? Euh… oui.
– La quoi ?
– La Grougnure du chabala.
Mais, c’est pas le même mot ! Ils ont combien de dictionnaires, les Américains ? Depuis quand un mot peut être aussi vite remplacé par un autre ? Ey, pas d’entourloupe. Cherche Maurice, cherche. Un mot, un autre… UN LAPSUS !! Hi, hi, hi… Il bafouille, le directeur.
– Pffffff… La quoi ? Pffffff…
– La direction du FBI.