Il a fini de compter sa caisse. Il n’est pas encore minuit. Comme après chaque fin de service, il prend le verre que son patron offre à ses employés pour qu’ils se détendent un peu avant de rentrer chez eux. Il se dit qu’il ne restera pas trop longtemps, pensant qu’il a encore de la route à faire. Il trouve que les conversations n’ont pas beaucoup d’intérêt. Il s’éloigne un peu, fumant une cigarette. Il se rend vite compte qu’il n’a pas vraiment envie de rester là. Aussi, il avale vite le contenu de son verre, écrase sa cigarette, vient saluer la compagnie et rejoint sa voiture. Il ouvre grand les fenêtres, allume la radio à plein volume. Rouler lui fait du bien. Il pense à la douche qu’il prendra en arrivant. C’est si rare qu’il fasse si chaud. Il accompagne en chantonnant ce qui est diffusé à la radio. Il pense à sa mère, qu’il a laissée ce matin, à moitié dénudée, affalée sur le canapé, encore hypnotisée par la télé, ne voyant pas les restes de son repas dispersés devant elle. Il se demande ce qu’elle a pu faire aujourd’hui, comment il va la trouver en rentrant. Il pense qu’il ferait peut-être bien de louer un logement plus près de son lieu de travail pour qu’il n’ait plus qu’à se reposer quand il arrive chez lui. Sa mère le supporterait sans doute, mais l’idée l’inquiète. Il faudrait tout de même qu’il passe la voir de temps en temps. Il ne suffirait pas de prendre de ses nouvelles. Il faudrait constater son état, nettoyer, faire quelques courses, entretenir un peu la conversation.
Il arrive devant chez lui. Seule la lumière de la télé éclaire le salon. Il coupe le moteur de sa voiture, allume une cigarette. Quelques minutes encore, rien que pour lui. Il sort de sa voiture, marche un peu dans le jardin, écrase sa cigarette dans un cendrier déposé sur un banc, entre enfin. C’est à chaque fois comme s’il explorait les lieux. Il s’y aventure lentement, presqu’à tâtons. Des meubles ont été déplacés. Des affaires jonchent le sol. Au bout du couloir, le salon. La télé est bien allumée, sans le son. Un des éléments qui semblent ne pas avoir bougé, comme sa mère, affalée, hypnotisée, qui tourne la tête en le devinant entrer dans la pièce. Il la salue, pose quelques questions banales, prévient qu’il va allumer. Il pense à sa propre fatigue, à tout ce qu’il pourrait faire semblant de ne pas voir juste pour profiter d’un peu de temps pour lui, mais sans trop savoir quel détail l’amène à en décider autrement. Il se dit que c’est trop, trop souvent, depuis trop longtemps, qu’il faut agir un peu. Il allume une lampe dans le coin de la pièce. Il rassemble les restes de plusieurs repas, fait disparaître des bouteilles, redresse des verres, éteint la télé. Il parle à sa mère, doucement, lui conseille que cette nuit elle aille se coucher dans son lit plutôt que de rester là dans le canapé. Qu’avant, elle aille se laver un peu, et se changer, surtout. À chacune de ses phrases, le visage de sa mère se referme. Elle imagine tous les efforts qu’elle devra accomplir, tout le temps que cela prendra. Elle cherche déjà des excuses pour tout reporter à plus tard, pas forcément au lendemain, juste à plus tard, parce qu’elle sent que là, c’est trop tôt, qu’elle n’est pas prête pour affronter l’ordre de quelconques priorités qu’on vient de lui soumettre. Elle doit déjà se concentrer sur ce qui l’entoure, comprendre où elle est, savoir qui lui parle, quelqu’un qui surgit dans sa vie, là où elle pensait que personne ne pourrait la surprendre, quelqu’un qui l’appelle doucement « Maman ». Un fils, donc. Oui, un fils. Elle se souvient qu’elle en a eu un, qu’il est parti sans dire où il irait, qu’il ne donne plus de nouvelles à sa mère, qu’il ne s’inquiète pas de savoir dans quel état il l’a laissée. Et maintenant, il serait là. Elle ne croit pas qu’il reviendra. Elle ne croit pas qu’il reviendrait. Elle suppose se tromper, être en fait face à un médecin, dans un hôpital, mais l’idée ne tient pas. Elle n’est pas en danger. Elle n’a pas besoin qu’on s’occupe d’elle. Elle contrôle le temps qu’elle s’offre d’être seule. Son fils lui prend la main, l’aide à se relever. Elle résiste, elle titube, puis elle s’effondre dans ses bras. Son fils la soutient jusqu’à la salle de bain, l’aide à s’asseoir sur le bord de la baignoire, lui tend une brosse à cheveux, lui dit qu’il va lui apporter des vêtements propres. Elle se brosse lentement. Son visage ruisselle de larmes silencieuses. Face à elle, un large miroir. Elle se voit en partie, mais regarde au-delà de cette sorte de femme. Tout devient blanc. La lumière se diffuse. Une chaleur envahit la pièce. Elle sourit. Des images se forment. Des portraits virevoltent. Des hommes fort bien vêtus, jeunes, puis plus vieux. C’est peut-être le même homme à différents âges. Elle ne sait pas. Elle sait juste que de voir ces images lui fait du bien. Se brosser lui fait du bien. Elle se sent bien. Elle se lève, se déshabille, fait couler l’eau dans la baignoire, se rassoit face au miroir, nue.
Un bain. Un interminable bain. Le fils pense, derrière la porte, qu’il ferait mieux d’aller se coucher. Sa mère semble avoir repris le cours du temps. Il entend l’eau couler, mais ne sait pas ce qu’elle fait réellement. Il frappe doucement, demande si tout va bien. Il entend un « oui » de petite vieille, désespérée. Un « oui » qui le rassure tout de même. Il prévient qu’il dépose des vêtements propres sur une chaise, dans le couloir, retourne vers le salon pour ranger, nettoyer. Il porte tout à la cuisine, jette ce qui devient dangereux de manger, lave ce qu’il peut laver. Il ne pense plus à l’heure qu’il est, ne se souvient même plus de sa journée, comme si c’était déjà une veille d’un autre jour, un autre mois, une autre année. Il jette les bouteilles, comme il le fait au bar, sans les compter. C’est la vie qui continue, la vie réelle. Il retourne dans le salon nettoyer encore un peu, allume une autre lampe pour mieux voir, reforme les coussins sur le canapé, prend le cendrier et l’emporte dans la cuisine où il le vide. Il passe écouter derrière la porte de la salle de bain, frappe trois coups timides, demande si tout va bien. Le « oui » de petite vieille, à nouveau, le rassure. Il sort dans le jardin fumer une cigarette. La nuit est douce. Il s’assoit sur le banc, écoute la nature. Il pense qu’il fait bien de rentrer le soir s’occuper de sa mère. Il se dit que sans lui, elle n’aurait certainement aucune visite. Même s’ils ne s’aperçoivent que quelques minutes chaque jour, c’est un moment où elle peut se dégager un peu de son quotidien. Son quotidien… pour l’avoir trouvée au même endroit, des meubles déplacés, des affaires partout sur le sol. Il ne veut pas s’imaginer quoi que ce soit. Il suppose juste qu’elle traverse des heures de grande angoisse pendant lesquelles elle tourne en rond, semblant peut-être ranger, faire du tri, réorganiser l’espace, pour finir par tomber sur une bouteille, l’entamer, la vider, s’affaler devant la télé, couper le son tellement le moindre bruit est devenu insupportable. C’est déjà trop pour lui d’imaginer cela. Il n’y met aucune autre pensée. Il ne sait pas. Elle ne dit jamais rien. Il se demande même si elle le reconnaît vraiment, si elle ne le confond pas avec un autre. Parfois, il lui dit son prénom et c’est toujours le même « oui » de petite vieille. Il faudra qu’elle s’y fasse. Un jour, il partira.
Il se lève, retourne à l’intérieur de la maison. Sa mère sort de la salle de bain vêtue de son peignoir. Elle peine à rester debout. Il l’aide à prendre ses vêtements, la soutient pour marcher jusqu’à sa chambre. Il allume. Le lit est encore défait. Sa mère reste dans l’embrasure de la porte. Son regard est fixé sur le lit. Il prend le temps de retaper un peu les oreillers, tire les draps, lui propose de venir. Elle s’approche lentement, laissant tomber ses vêtements. Elle s’assoit sur le lit. Il y dépose ses affaires, lui demande s’il peut la laisser. « Oui ». Il l’embrasse sur le front et lui dit qu’il viendra la réveiller avant de partir le lendemain matin. « Oui ». Il lui rappelle qu’elle doit encore s’habiller. « Oui ». Lui demande s’il éteint. « Oui ». Il éteint, ferme la porte, retourne à la salle de bain, se déshabille rapidement, enjambe la baignoire pour enfin prendre une douche. Il laisse longtemps l’eau couler sur son visage avant de se savonner. Il prend beaucoup de temps pour se rincer. Encore un long temps, il laisse l’eau couler sur son visage. Il sort de la baignoire, reste nu sans se sécher, démêle ses cheveux, se lave les dents, passe encore de l’eau sur son visage, dépose ses vêtements dans un bac, passe une serviette autour de sa taille, éteint et sort de la salle de bain, passe à la cuisine prendre un verre d’eau, tire une cigarette d’un paquet qu’il trouve sur la table, l’allume et sort dans le jardin, son verre à la main. La température de la nuit s’est à peine rafraîchie. La lune resplendit. Il la regarde longuement tout en fumant sa cigarette. Il n’a plus de pensées. Il sent la fatigue gagner son corps. Des courbatures aux bras. Souffle court. Son cœur bat vite. Il écrase sa cigarette, avale le contenu du verre d’un trait, entre, dépose le verre sur la commode de l’entrée, ferme la porte, qu’il verrouille, éteint les lampes du salon, rejoint sa chambre à l’étage, sort un caleçon de son armoire, sans allumer, l’enfile et se couche. Il vérifie que son radio-réveil est bien programmé à l’heure où il doit se lever, l’avance d’une demi-heure, sans trop savoir pourquoi, s’allonge sur le dos, les mains posées sur le torse et s’endort.
Sa mère est toujours assise sur le bord de son lit, dans le noir. Elle a entendu les bruits dans la maison, la douche, la porte d’entrée. Elle a froid. L’humidité de son peignoir commence à la saisir. Elle se lève, laisse tomber son peignoir sur le sol. La chambre n’est éclairée que par la lune. Elle trouve les vêtements déposés sur son lit, les enfile, une chemise de nuit, des chaussettes, un gilet. Elle sort de sa chambre, entre dans la cuisine, ouvre le frigo, trouve une bouteille de vin blanc, prend un verre, qu’elle remplit. Elle replace la bouteille dans le frigo, prend une première gorgée de vin frais. L’alcool lui brûle l’œsophage. Elle se tient à la table. Elle ne sait pas comment lutter contre cette nausée permanente. Elle tâtonne sur la table, trouve un morceau de pain, en porte un bout à la bouche, mâche lentement sans pouvoir avaler. Elle se force, s’aide d’une nouvelle gorgée de vin frais, laisse tomber le reste du morceau de pain, pose son verre sur la table, sillonne le rez-de-chaussée, lentement, touchant les éléments comme une aveugle, revient à la cuisine pour prendre une nouvelle gorgée, s’allume une cigarette, en fume deux bouffées et l’éteint en l’écrasant dans l’évier. Elle monte à l’étage. Les portes des trois pièces sont toutes entrouvertes. Elle ouvre la première. Un bureau. Un petit canapé. Une bibliothèque. Un large tapis. Elle s’y déplace lentement, posant une main sur les objets. La pièce est très sombre. Les volets sont fermés. Elle reste un temps devant un mur sur lequel sont disposés des sous-verres de photos. Elle les touche un à un, sort du bureau après un long soupir, entre dans une seconde pièce. Une chambre. Là aussi, les volets sont fermés. Elle fait seulement quelques pas jusqu’au lit, pose ses deux mains sur le cadre comme pour se retenir de tomber. Elle sent à nouveau une puissante nausée, lève la tête pour prendre un peu d’air, se retourne et s’appuie sur le cadre, referme son gilet en croisant les bras, baisse la tête, sent tout à coup comme une immense fatigue, qu’elle pourrait s’endormir comme ça, comme elle est, debout. Elle s’extirpe, sort de la pièce et ouvre la troisième porte. Une autre chambre, volets ouverts, fenêtre ouverte, il fait frais. La clarté de la lune rend chaque élément visible. Elle voit son fils, en caleçon, allongé sur le dos, les draps rejetés sur le côté. Elle s’approche du lit, regarde longuement son fils dormir, les bras croisés autour de son gilet. Elle ne pense plus qu’au froid, tend une main vers les draps et recouvre le corps de son fils. Elle rabat les volets, ferme la fenêtre, sort de la pièce, replace les portes comme elles étaient, entrouvertes, laisse glisser sa main contre les murs jusqu’à trouver l’escalier, descend marche après marche, comme boitant, entre dans la cuisine, prend coup sur coup plusieurs gorgées de vin frais, allume une nouvelle cigarette, prend un cendrier, se dirige vers le salon. Elle s’assoit dans le canapé, allume la télé, prend un des coussins et le serre contre son ventre. Elle tremble. Elle plie les jambes pour les ramener sur le canapé. Son regard fixe la télé. Des images rapides, comme des clips pop. Elle zappe au hasard. Quelques minutes. De plus en plus rapidement, comme impatiente, comme agacée, comme angoissée. Elle écrase nerveusement sa cigarette, se lève précipitamment, se heurte à la commode de l’entrée. Le verre que le fils a déposé là se brise sur le sol. Elle atteint la salle de bain, se penche sur la cuvette et vomit bruyamment, en toussant, en pleurant, en frappant du poing contre le rabat des toilettes. Tout se déchire à l’intérieur de son corps convulsé. Les larmes sont expulsées avec violence. Sa toux est comme un râle. Elle n’arrive plus à respirer. Elle défait son gilet, le jette au sol, tire sur le col de sa chemise de nuit, se relève et s’assoit sur le bord de la baignoire, recroquevillée sur elle-même, la tête plongée dans les mains. Elle arrache du papier toilette, s’essuie la bouche, se mouche, jette compulsivement le papier dans la cuvette, se lève rapidement, tire la chasse d’eau, se rassoit sur le bord de la baignoire, continue de tousser.
Son fils s’est levé. Il lui tend une serviette, puis un verre d’eau qu’elle porte à ses lèvres entre deux convulsions. Elle n’a pas encore entendu qu’il l’appelle, qu’il lui parle. Son corps provoque encore un immense vacarme. Elle n’arrive pas à boire, tend le verre au hasard pour qu’on lui reprenne, enfonce sa tête dans la serviette et comprend, qu’il est là, qu’il la voit. « Laisse-moi ». Elle crie. « Laisse-moi ». Elle espère qu’il ne sera plus là quand elle relèvera la tête. « Laisse-moi ». Elle hurle. Elle veut être seule avec son mal de tête. Le fils ne la laisse pas. Il continue de lui parler. Doucement. Pour la calmer. Il lui dit qu’il reste là, qu’il est là pour l’aider, qu’il va s’occuper d’elle jusqu’à ce qu’elle aille mieux. Elle relève la tête. Elle le regarde comme une masse hostile. Il se tient devant elle, en caleçon. C’est comme si elle ne l’avait jamais vu, comme une découverte, un effroi, la vérité, tout à coup, comme une flèche. Il essuie le rebord des toilettes, tire à nouveau la chasse d’eau, ramasse le gilet qu’il lui tend. Elle hurle. Qu’elle a trop chaud. Qu’elle n’a pas besoin d’aide. Qu’elle veut être seule. Qu’il doit arrêter de la regarder. Elle le répète comme des gifles. « Arrête ». « Arrête ». « Arrête ». La violence d’une réplique commence à faire trembler les bras du fils. Il s’énerve. Il n’en peut plus de ces nuits interminables. Alors, il crie aussi. « Ça suffit, là, OK ? Ça suffit. Non, je ne te laisserai pas. Je vais m’occuper de toi que tu le veuilles ou non. Tu vas te lever et passer de l’eau sur ton visage. C’est fini de boire, Maman, c’est fini de te mettre dans des états pareils ». Il frappe plusieurs fois contre la porte. Sa voix forte fait sur sa mère l’effet d’un électrochoc. Elle est terrorisée, se met à trembler, de peur, de froid, de sueur. Il lui prend le bras avec force. Elle pousse des petits cris d’animal maltraité. Il l’oblige à se lever, fait couler de l’eau froide dans le lavabo, la contraint jusqu’à ce qu’elle se plie, lui passe de l’eau sur le visage. Elle se redresse violemment, tend ses bras pour l’éloigner, puis s’effondre sur son torse. Elle pleure. Elle s’excuse. Il passe sa main dans ses cheveux, la caresse pour la rassurer. Il lui parle. Sa voix est redevenue tendre. Il lui dit de se calmer, lui dit aussi tout ce qu’ils vont faire par la suite. Il parle de lui préparer une tisane, d’aller fumer une cigarette ensemble dans le salon, de l’accompagner ensuite dans sa chambre jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Elle a repris la litanie de ses « oui » de petite vieille. Il lui passe son gilet autour des épaules, la soutient jusqu’au salon et l’aide à s’asseoir dans le canapé. Elle plonge son regard dans l’écran de télé. Il la laisse, se dirige vers la cuisine, marche sur le verre brisé, lâche une insulte véhémente, entre dans la cuisine, allume machinalement une cigarette, cherche de quoi ramasser les débris, allume, balaie le sol et rassemble les bris de verre dans une pelle en plastique, jette le tout dans la poubelle, remarque une goutte de sang sur l’un de ses orteils, l’éponge avec un essuie-tout, se redresse et pose ses deux bras tendus sur l’évier. Il cherche. À retrouver son calme. Respire profondément, la cigarette collée aux lèvres. Il regarde autour de lui, se concentre, prend la bouilloire, la remplit, la repose sur son socle, enclenche le système électrique, prépare une tasse, fouille dans les placards. Il se calme. Il retourne au salon. Sa mère n’a pas bougé. Il en profite pour éteindre la lumière de l’entrée. L’eau frémit dans la bouilloire. Il défait le sachet de tisane, le place dans la tasse, verse l’eau, éteint sa cigarette. Il apporte la tasse à sa mère, s’assoit à côté d’elle. Elle ne devine même pas qu’il est là, que quelque chose a changé, qu’il existe autre chose en dehors d’elle. Il lui dit doucement que ça lui fera du bien, place la tasse dans ses mains. Elle tourne la tête. Ses yeux sont pleins de larmes. Elle lui dit « merci » avec sa voix de petite vieille. « Après, nous éteignons la télé et nous allons nous coucher ». « Oui ». « J’ai une longue journée demain. Il fait beau. Les gens sortent. Nous avons du monde toute la journée et jusqu’à tard dans la soirée. Il faut que je dorme un peu ». « Va te coucher. Je vais bien. Ça va aller. Donne-moi une cigarette ». Il se lève pour trouver un paquet de cigarette, en allume deux, revient avec un cendrier. « Je ne te laisse pas. Tu bois ça, tu fumes ta cigarette et je t’emmène te coucher. Je ne te laisse pas tant que tu ne dors pas ». Elle sourit. « Tu es gentil. J’aimerais que tu trouves un jour quelqu’un qui s’occupe de toi comme tu t’occupes de moi ». Il rit. « Ne dis pas de bêtises. Bois ta tisane ». Elle porte doucement la tasse à ses lèvres, avale trois gorgées, pose la tasse devant elle sur la table basse, avale une longue bouffée de cigarette, se met à tousser violemment. Il lui reprend la cigarette, l’écrase. « Ça aussi, c’est fini pour aujourd’hui ». Il écrase la sienne également. « Bois encore un peu ». Elle porte à nouveau la tasse à ses lèvres, avale quelques gorgées, repose la tasse. Elle se penche sur l’épaule de son fils. « Emmène-moi dans mon lit ». Il l’aide à se lever, la porte presque jusqu’à sa chambre, l’assoit sur son lit, lui retire son gilet, l’aide à s’allonger, l’embrasse sur le front. Il reste à côté d’elle le temps qu’elle s’endorme. Il regarde à travers la fenêtre. Le temps se gâte. Le vent s’est levé. Des nuages passent rapidement devant la lune. Il pense que la journée du lendemain va être difficile. Il se demande s’il pourrait appeler pour dire qu’il est malade. Il passerait la journée avec sa mère, l’emmènerait prendre l’air, puis il se remémore les trois derniers jours. Il y avait tellement de monde au bar. Il ne pouvait pas faire ça à son patron. Il demanderait peut-être une plus grande pause en début d’après-midi pour aller faire une sieste au bord de l’eau.
Sa mère semble s’être endormie. Il se lève délicatement, entrebâille la porte, retourne au salon prendre la tasse encore chaude, le cendrier. Il éteint la télé, porte la tasse et le cendrier à la cuisine, éteint toutes les lumières, remonte dans sa chambre, s’allonge sur le dos, les mains croisées sur le torse et tente de se rendormir. Les pensées affluent. Il revoit sa mère comme il l’a trouvée dans la salle de bain, se souvient de la violence de la scène, regrette de s’être emporté. Il reste à l’affût du moindre bruit dans la maison, se demande si sa mère a réussi à garder le sommeil. Un mal de tête s’est greffé à sa tempe gauche. Il sent de nouvelles courbatures au niveau des épaules, et sur la cuisse droite. Il porte sa main sur sa cuisse, se masse légèrement, relève un peu sa jambe. Il a chaud. Il pousse le drap de l’autre côté du lit, se tourne pour se mettre sur le ventre. Le mal de tête se renforce. Il pense au temps qui lui reste encore pour dormir, au temps que ça lui prendrait de se relever pour avaler un cachet d’aspirine, qu’un grand verre d’eau lui ferait du bien. Il se lève, redescend à la salle de bain, allume la lumière, fouille dans les placards, trouve un cachet, verse de l’eau dans le verre à dents, avale le cachet, se ressert encore, cette fois-ci juste pour boire. Il se voit dans le miroir, se passe de l’eau sur le visage. Il éteint, passe devant la chambre de sa mère, pousse légèrement la porte. Elle dort. Il referme la porte, remonte dans sa chambre, s’allonge à nouveau, les deux jambes repliées. Il se masse jusqu’au genou. La pression des doigts se fait plus légère, jusqu’à devenir une caresse. Il déplie lentement les jambes, continue de se caresser les jambes, puis le ventre, puis le haut du torse, les épaules, les bras, revient sur son torse, passe les mains sous son caleçon pour atteindre le haut de sa cuisse, reste ainsi longuement. Sa respiration s’approfondit. Il pense déjà comme dans un rêve. Une lumière bleue se forme. Il se voit marcher le long d’une grande route. Il est à bout de forces. Le paysage est présent mais méconnaissable. Trop loin. Il respire difficilement. Il a chaud. Il essaie de redresser le haut de son torse. Chaque mouvement dans son corps est presque imperceptible. Il est au bord du vertige. La route est brûlante, uniforme. Il a les pieds déchirés. La lumière bleue est comme un lourd brouillard. Il ne pense qu’une seule chose : « y arriver », « y arriver ». Il commence à s’aider de ses bras pour avancer, comme pour nager, comme pour tirer des cordes, profiter de l’épaisseur de l’air pour se mouvoir. La technique semble fonctionner. Le mouvement se fait parce qu’il appuie sur la route qui s’ébranle un peu. Une vieille roue immense qui se met en rotation, lourde, tellement lourde, qu’il doit utiliser toutes ses ressources. Les muscles de ses jambes se tendent. Il est presque au sol, rampant, s’aidant de ses bras. Il pousse, il pousse, s’agrippe à la route comme à une falaise. Il sait que s’il lâche maintenant, il tombe. Il ramène sa jambe gauche au plus haut. La route l’égratigne. Il sent sa chair se déchirer, reste dans cette position, n’en pouvant plus de chercher à expulser de l’air, pose sa tête contre la route, souffle, souffle, souffle encore. De la poussière, qui se soulève, entre dans ses poumons. Il étouffe, se réveille en sursaut. Il est assis, les mains sur la poitrine, met plusieurs secondes à se rendre compte qu’il rêvait, n’y croit pas vraiment, se rallonge sur le dos, prend de longues inspirations. La poussière se dissipe. Tout est devenu blanc. Il continue d’inspirer et d’expirer comme essoufflé après un effort physique. Il est assis sur une pierre, les mains posées sur les genoux, comme il est, en caleçon. Un homme est assis au sol, devant lui, les jambes croisées. L’homme le regarde. Son visage est impassible. À le voir ainsi, sa respiration se calme. Le visage de l’homme adoucit l’atmosphère. Il se dit qu’il pourrait lui parler, peut-être le remercier. Il se redresse, porte les mains jusqu’au haut de ses cuisses, exerce une pression sur ses bras. Il se sent verticalement attiré, vers le haut, aspiré par de l’air pur. L’homme devant lui n’a pas bougé. Dans sa tête, il entend les paroles qu’il aimerait réussir à expulser. « Parle-moi ». « Dis-moi quelque chose ». Mais il n’arrive pas à formuler les phrases. Elles ne font que tourner dans sa tête. L’homme le regarde. Son visage se transforme instantanément en une immense mâchoire et lâche un cri continu, si aigu, si perçant, que tout devient insoutenable. La tête à gauche, la tête à droite, bras tendus vers la menace, des voix qui tombent du ciel, se font de plus en plus fortes, intelligibles, « portrait signé », les mains posées sur la poitrine, « après quarante-huit heures seulement », froid saisissant, cou contorsionné, « un hôpital de Médecins sans frontières a été touché lundi par une frappe aérienne de la coalition », fin du repos, fin de la nuit, la radio, déjà, les infos, la vraie vie, déjà, l’heure de reprendre conscience et de se lever. Il continue à écouter les informations jusqu’au bout. Ses draps collent sur son torse. Il est transpirant. Il essaie de se souvenir de son rêve, mais les couleurs lui échappent, les sensations lui échappent. Il s’assoit brutalement sur le bord de son lit, se lève vers la fenêtre, l’ouvre, puis pousse les volets. Il pleut abondamment. Les douleurs tambourinent dans sa tête. Le vent souffle. Il rassemble les draps sur son lit, reforme les oreillers, éteint le radio-réveil. Il voit l’heure, se souvient qu’il avait avancé l’alarme, se dit qu’il a le temps, qu’il n’est en retard sur rien. Il calcule quand il devra partir. Tout va bien. Il a le temps. Il descend à la cuisine, prépare une grande cafetière filtre, avale un premier verre d’eau, sort de la cuisine pour aller dans la salle de bain. Il enlève son caleçon, enjambe la baignoire, se saisit du flexible de douche, attend que la température de l’eau lui convienne, se mouille entièrement le corps, coupe l’eau, se savonne rapidement, fait couler à nouveau l’eau pour se rincer, place le flexible en hauteur, sur le mur, se savonne le visage, se rince, coupe l’eau, attrape une serviette pour s’essuyer le visage, les aisselles, les jambes, le dos. Il place la serviette autour de son cou, sort de la baignoire, se lave les dents, rince la baignoire, enfile son caleçon, sort de la salle de bain, entre dans la cuisine, se sert une tasse de café qu’il emporte à l’étage, dans sa chambre, la pose sur son bureau, retire sa serviette, achève de s’essuyer, place sa serviette sur le bord de la fenêtre, s’installe à son bureau, prend un livre en cours de lecture resté posé, ouvert, retourné, commence à boire son café lentement. Il parcourt quelques lignes de son livre, se rend compte qu’il a toujours mal à la tête, qu’il n’arrive pas à se concentrer, repose le livre à l’envers, se lève, la tasse de café à la main, descend à la salle de bain et prend un cachet d’aspirine. Il entre dans la cuisine, se sert un deuxième grand verre d’eau, profite des premières gorgées pour avaler son cachet, finit le contenu du verre d’un trait, reverse du café dans sa tasse, sort de la cuisine, passe sans faire de bruit voir si sa mère est réveillée. Il écoute quelques secondes avant de pousser légèrement la porte et de passer la tête. Sa mère dort encore. Elle est exactement dans la même position où il l’a vue la dernière fois qu’il est passé vérifier qu’elle dormait. Il rabat la porte, remonte dans sa chambre, s’assoit sur son lit, les jambes croisées, installe les oreillers entre son dos et le cadre du lit, avale quelques gorgées de café, tend le bras vers son bureau pour atteindre son paquet de cigarettes, un briquet. Il pose sa tasse sur le bureau. À moitié allongé sur son lit, il allume une cigarette, se rassoit, pose sa tête en arrière sur le cadre du lit, aspire de longues bouffées, pense à la douleur qui persiste dans sa tête, essaie de se remémorer son cauchemar. Les images sont brouillées, éphémères, incomplètes. La chronologie lui échappe. Il se demande comment son esprit est arrivé à produire un cri tellement effrayant. Tant de cris. Venus du ciel. Si effrayants. Il ferme les yeux, sent qu’il pourrait s’endormir instantanément, se redresse rapidement, se lève jeter les cendres de sa cigarette par la fenêtre, parcourt du regard son bureau pour trouver ce qui pourrait faire office de cendrier, ne voit rien de tel. Il reprend sa tasse de café, avale quelques gorgées, se voit dans le miroir de son armoire, se regarde quelques secondes, ouvre l’armoire, prend un t-shirt. Il pose sa tasse sur son bureau, écrase sa cigarette sur le rebord de la fenêtre, jette le mégot dans sa poubelle de bureau, enfile son t-shirt, retourne à son armoire pour prendre un pantalon, qu’il passe, boutonne. Il chausse et lasse des nu-pieds. Il regarde le temps qu’il fait dehors, se retourne pour prendre un haut de survêtement à capuche, ferme la porte de son armoire, se regarde dans le miroir, ajuste tous les éléments, décide qu’il n’aura pas besoin de ceinture, prend sa tasse à café, en finit le contenu, prend son livre et descend à la cuisine où il se sert une nouvelle tasse, s’allume une nouvelle cigarette, prend un cendrier, passe au salon, ouvre les rideaux, puis la fenêtre. Il s’installe dans le canapé, pose sa tasse sur la table basse, cherche là où il en était de sa lecture, revient une page en amont, retrouve le fil de l’histoire, parcourt quelques pages en alternant les bouffées de cigarette et les gorgées de café. Il s’arrête quelques secondes pour écouter les bruits de la maison. Il n’entend rien de particulier, pense qu’il avait promis à sa mère de la réveiller, se dit qu’il est peut-être préférable qu’elle continue de dormir. Il repense à la nuit dernière, commence à s’inquiéter, regarde l’heure à la pendule du salon. Il a encore beaucoup de temps. Il pose son livre, avale une gorgée de café, écrase sa cigarette dans le cendrier, se lève, se dirige vers la chambre de sa mère, écoute quelques secondes, frappe légèrement à la porte qu’il entrouvre en même temps. Sa mère est toujours dans la même position. Il tente un timide « Maman », se racle la gorge, réitère à un niveau sonore qu’il croit plus perceptible. Aucune réaction. Il se dit qu’il vaut mieux ne pas insister et la laisser dormir. Il rabat la porte, retourne à la cuisine. Il a le temps de se préparer quelque chose de rapide à manger, sort un couteau du tiroir, se coupe un morceau de pain, ouvre le frigo et en sort une motte de beurre, tartine son pain, retourne au salon chercher sa tasse de café, revient à la cuisine, verse à nouveau du café dans sa tasse, alterne, debout, regardant à travers la fenêtre de la cuisine, les bouchées de pain et les gorgées de café, range le beurre dans le frigo, nettoie son couteau qu’il pose sur l’égouttoir, vide sa tasse d’un trait, rince sa tasse et la pose à côté du couteau. Il retourne dans la salle de bain, se relave les dents, remplit le verre à dents d’eau et en avale le contenu. Il monte dans sa chambre, rassemble ses affaires dans son sac à dos, repositionne les oreillers, prend la serviette qu’il avait posée sur le rebord de la fenêtre, ferme la fenêtre, redescend à la salle de bain accrocher sa serviette à sa place, retourne dans le salon, corne la page de son livre qu’il ferme et qu’il met dans son sac à dos, ferme la fenêtre du salon, prend le cendrier qu’il va vider dans la poubelle de la cuisine. Il s’arrête quelques instants devant le miroir de l’entrée, pense à tout ce qu’il pourrait avoir oublié, attrape ses clés de voiture sur la commode, déverrouille la porte d’entrée et sort. Il referme la porte derrière lui, à clé. Il entre dans sa voiture, pose son sac sur le siège passager, met en route le moteur, allume une cigarette, ouvre la fenêtre, fait demi-tour dans le jardin et s’en va.
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