Il n’y a plus de chronologie des faits. Le SAMU. La police. Théo assis dans le jardin, le regard perdu, à nouveau habillé, sa capuche sur la tête. C’est l’aube d’un été de douleurs. La voisine tentant de lui parler, une tasse chaude à la main. Quelques autres personnes réunies. D’autres voisins, à qui on demande de rentrer chez eux. Un agent de police s’approche de Théo, l’informe qu’il doit s’entretenir avec lui pour établir un procès verbal. Ils entrent ensemble dans le salon. Théo s’assoit dans le canapé. L’agent s’installe face à lui, sur une chaise. Il dépose des papiers sur la table basse. Parmi eux, le certificat de décès délivré par le SAMU. « Les cas de décès à domicile sont des moments difficiles. Croyez bien que je comprends votre souffrance. Nous sommes automatiquement contactés par le SAMU si le médecin constate une mort qui ne semble pas naturelle. Je vais devoir vous poser des questions, mais je ne vous oblige pas à y répondre. À quelle heure avez-vous constaté le décès de votre mère ? ». « Je ne sais pas. Je suis rentré tard du travail. Il devait être deux ou trois heures du matin ». « Le médecin a établi le décès de votre mère entre douze et vingt-quatre heures. Quand avez-vous vu votre mère vivante la dernière fois, ou quand avez-vous eu de ses nouvelles ? ». « Hier soir ». Il hésite. Il regarde le ciel s’éclaircir. « Avant hier ». « Nous nous sommes couchés à la même heure ». « Quelle heure était-il ? ». « Je ne sais pas. Il était tard. Très tard. Je dirais au milieu de la nuit ». « Votre mère vous semblait-elle avoir un comportement normal ? Vous semblait-elle plus fatiguée que d’habitude, par exemple ? ». Théo fixe son regard dans le coin de la pièce. Il passe sa main sur son front, lentement, semble vouloir s’endormir. Il ne sait pas quoi dire du comportement de sa mère, ne la voit plus que figée dans son lit. L’image obsédante revient, avec l’odeur, la nausée. « Théo ? ». La voix de l’agent se veut plus familière. « Ne vous sentez pas obligé ». Théo soupire longuement, rouvre les yeux, pose sa main sur son ventre. « Je rentre toujours tard du travail. Ma mère est souvent encore devant la télé quand j’arrive et c’était le cas ce soir-là. C’était comme d’habitude. J’ai pris ma douche, je lui ai préparé une tisane, nous avons fumé une cigarette ensemble et nous sommes allés nous coucher ». Il ne veut pas mentir, mais il ne veut pas en dire plus. Il ne cherche pas à comprendre si le comportement de sa mère était « normal » ou non. « C’est la dernière fois que vous l’avez vue ? ». « Oui ». L’image se reconstitue, inchangée. « Quand je suis parti tôt le matin, elle dormait encore ». « Je suis désolé de vous poser cette question, Théo, mais savez-vous si votre mère prenait des calmants ou si elle était suivie par un psychiatre ? ». « Pas de psychiatre ». La voix de Théo est soudainement tranchante. « Je ne sais pas si elle prenait des calmants ». « Merci, Théo ». L’agent lui tend des papiers à signer. Il lui fait part de ce qui va se passer. Le corps de sa mère va être pris en charge et conduit dans un service hospitalier où il sera procédé à une autopsie. L’agent tente de rassurer Théo en lui disant que la procédure est obligatoire. Les informations arrivent dans la conscience de Théo sans se fixer. Les mouvements autour de lui ne signifient plus. Les médecins du SAMU emportent le corps qui passe, recouvert d’un drap blanc, sous ses yeux. Il ferme la porte d’entrée, se dirige dans la cuisine, laisse traîner sa main sur la table. Il s’assoit, retire sa capuche, croise ses bras sur la table, pose sa tête, s’endort. Il est réveillé quelques minutes plus tard par la sonnerie de la porte d’entrée. La voisine vient prendre de ses nouvelles, lui demander s’il a besoin de quelque chose. Il la remercie pour tout ce qu’ils ont fait depuis qu’il est allé les réveiller cette nuit. Il l’invite à entrer. Elle refuse et lui propose au contraire de venir chez eux boire quelque chose de chaud. Théo regarde autour de lui. Il accepte. Ils traversent la rue ensemble. Le mari est là, aussi. Il commente le départ des camions, le calme revenu, répète plusieurs fois à Théo qu’il est bien désolé. Ils s’assoient tous les trois dans le salon. La voisine apporte du thé, des gâteaux. Théo raconte sa conversation avec l’agent de police, pose des questions, se demande ce qu’il doit faire maintenant. Le mari évoque les suspicions possibles. Suicide. Empoisonnement. Il parle de différents cas qu’on lui a racontés ou qu’il a connus jusqu’à ce que sa femme lui fasse remarquer que ce n’est peut-être pas le moment de parler de cela. Elle, elle parle des démarches administratives, de la mairie, des pompes funèbres, de la famille, des amis, qu’il faudra prévenir. Elle propose son aide tout en expliquant à Théo qu’il vaudrait mieux qu’il fasse toutes ces démarches avec quelqu’un qu’il connaît bien. « Ton père, peut-être ». Son père. Théo n’avait pas pensé à son père, à la famille, aux amis. Il pense à Mona, se demande s’il doit l’appeler, prévenir son patron. Le thé lui fait du bien. La nausée s’estompe un peu. La conversation le berce. Il sent de lourdes douleurs dans ses mains, dans sa tête, dans le dos. Il lutte pour garder les yeux ouverts. Il prend poliment congé de ses voisins en les remerciant encore, leur dit qu’il les tiendra informés. Il sort. Une fois dans son jardin, il regarde autour de lui. Il ne se sent pas le courage d’entrer dans la maison. Il ferme sa veste, place sa capuche sur sa tête, revient dans la rue, lentement, marche le long des autres jardins. Son téléphone portable vibre dans sa poche. C’est son patron. Il décroche. « Allô, Tchikie ! On se demande tous si tu es bientôt là. Il commence déjà à y avoir du monde ». Théo balbutie quelques excuses. Il explique la situation en quelques mots. Le patron, désolé, ne sait pas quoi répondre. Théo lui dit qu’il ne viendra pas aujourd’hui, qu’il ne va pas le garder au téléphone, qu’il le rappellera. Il raccroche. Il pense à nouveau à Mona. Il sait qu’elle travaille, qu’elle ne pourra pas faire grand chose. Il sait aussi que la nouvelle va se répandre, qu’elle sera vite mise au courant, qu’elle l’appellera quand elle pourra. Il entre dans un parc public. Des personnes lisent sur des bancs. Des enfants jouent sous la surveillance de leurs parents. Il fait lentement le tour du parc, s’assoit sur un banc, fait tourner son téléphone portable dans ses mains. Il appelle son père, qui décroche. Dès les premiers mots qu’il arrive à formuler, il se met convulsivement à pleurer. Son père s’inquiète, puis comprend, lui demande où il est, où est sa mère. Théo ne sait pas. « Elle est morte. Ils l’ont emmenée ». Son père lui dit qu’il arrive dès que possible, qu’il va se libérer, qu’il va appeler sa femme, qu’elle va venir. Théo n’écoute plus. Un casque lourd sert sa tête. Des personnes au regard compatissant s’écartent en passant, se forcent à plonger dans leur lecture. Théo ne se rend pas compte à quel point son désarroi se lit sur son corps tout entier, dans sa manière de tourner son regard sans voir ce qui l’entoure, dans sa manière de signifier brutalement, sèchement, parfois avec un ton démesurément fort, la situation dont il ne sait que faire. Il raccroche. Les convulsions s’arrêtent instantanément. Il est à nouveau dans le parc public, se rend compte que ce n’est pas le lieu pour ça, se lève lentement, distribue des « désolé » un peu au hasard. Des sourires s’échangent. Quelques mots murmurés, respectueux. Ici, tout le monde se connaît un peu, s’est croisé, sait qu’il n’habite pas loin, comprend qui tout cela concerne. Les regards suivent Théo de loin, attendent qu’il soit sorti du parc pour se détacher, reviennent à leur quotidien. Théo marche les bras croisés autour de la poitrine. Son téléphone portable vibre. C’est Mona. Pas maintenant. Il n’a rien à dire, ne sait pas quoi dire, ne veut rien entendre. Il laisse passer l’appel, envoie un court texto pour signifier qu’il appellera plus tard. Réponse presque immédiate. « Je suis là ». Il soupire longuement, entre dans son jardin, ouvre la porte d’entrée, regarde autour de lui avant de refermer la porte. Il longe le couloir si lentement qu’il se rend à peine compte qu’il est devant la chambre de sa mère. La porte est restée ouverte. Le lit est défait. L’odeur. L’image. Il s’appuie contre l’embrasure de la porte. Sa respiration est calme. Il retire sa capuche, entre dans la chambre d’un pas vif, ouvre la fenêtre, les volets, se retourne face au lit. Il repart dans la cuisine, dépose sa veste sur la table, fouille dans les placards, trouve un grand sac poubelle, l’ouvre en grand en le secouant, en évalue la taille, en prend un second, revient dans la chambre, tire les draps, les rassemble en boule, défait les taies d’oreiller, enfourne tout dans les sacs poubelle, ferme les sacs, va directement les jeter dans le container du jardin, revient rapidement dans la maison. Il entre dans le salon, rassemble les papiers déposés par l’agent de police, en parcourt le contenu, les dépose sur la commode de l’entrée, va avaler plusieurs verres d’eau dans la cuisine, s’allume une cigarette, s’adosse à l’évier, s’arrête. Il fume lentement. L’image revient. Il regrette tout ce qu’il vient de faire. Sa respiration s’accélère. Il prend un cendrier, retourne au salon, s’assoit dans le canapé, se blottit, laisse sa cigarette se consumer dans le cendrier, ferme les yeux, sent circuler des douleurs dans le dos. Sa belle-mère vient d’arriver. Elle a d’abord frappé, puis sonné. Théo se lève pour lui ouvrir. Au bout de quelques paroles échangées, il s’effondre dans ses bras. Il se sent comme enfin sauvé d’un long naufrage. Il ne fait que relater la nuit qu’il a passée, sans cohérence chronologique, répétant sans cesse « elle avait l’air de dormir », « je suis rentré trop tard », « je suis rentré trop tard ». La belle-mère pose quelques questions, mais devant le désarroi de Théo, elle cesse, lui dit que son père va bientôt arriver, qu’il a pris sa journée pour venir le soutenir et l’aider. Elle-même va rester tant qu’il en aura besoin et elle lui propose de venir chez eux, lui conseille de ne pas rester seul ici. Elle l’accompagne dans la cuisine. Théo enfile sa veste. Elle lui demande ce qu’elle peut lui préparer. Il ne veut rien. « Il faut que tu te reposes. Ce qui va se passer maintenant est une longue épreuve ». « J’ai mal à la tête. J’ai mal à la tête depuis tant de jours. Ça fait plusieurs nuits que je ne dors plus ou que je dors mal. Les journées au bar sont épuisantes. Et maintenant, ça ». Il demande plusieurs fois comment il va faire. Ils s’assoient tous les deux l’un à côté de l’autre. La belle-mère pose sa main sur l’avant-bras de Théo. Elle l’écoute, le rassure. Elle se lève pour lui servir un verre d’eau, lui demande s’il a mangé un peu. Théo ne se souvient pas quand il a mangé la dernière fois, alors il ment. « Un peu, mais rien ne passe ». Une voiture arrive dans le jardin. C’est son père. La belle-mère va ouvrir la porte. Théo se lève lorsqu’il voit son père entrer. Ils s’embrassent, puis le père sert longuement son fils dans ses bras. Théo se met doucement à pleurer. « Je suis arrivé trop tard ». « Je suis arrivé trop tard ». « Ne pense pas à ça, Théo. On va s’occuper de toi. On est là ». Ils s’assoient tous les trois dans la cuisine. Peu à peu la conversation aborde des aspects concrets, la mairie, les pompes funèbres, les personnes à contacter. L’inconnue reste l’autopsie. Personne ne sait combien de temps cela prend, ce que délivreront les résultats, ce que tout cela engage. Le père propose d’aller se renseigner à l’hôpital. « Ils nous diront ». Théo veut l’accompagner. Il se lève, monte dans sa chambre, retire sa veste, ouvre son armoire, en tire un t-shirt, se change, repasse sa veste, redescend à la salle de bain, se passe de l’eau sur le visage, revient dans l’entrée, prépare son sac, s’arrête brutalement. « J’ai ouvert sa chambre ». C’est comme s’il fallait qu’il le dise absolument. « J’ai jeté les draps ». Il en pleure. Il aimerait qu’on lui pardonne d’avoir fait ça. La belle-mère lui dit qu’elle va rester le temps de tout fermer. « Allez-y ». « Je rentrerai après et vous me rejoindrez à la maison ». Théo et son père partent. Ils ne prennent qu’une voiture. Le père conduit. Il réussit à rompre le lourd silence qui s’était installé. « Comment était-elle, ces derniers jours ? ». « Je ne sais pas trop. On ne se voyait pas beaucoup. Je dirais comme d’habitude. Pas pire que d’habitude. Elle a fait une crise l’autre soir ». Le dernier soir. Il se tait. Il comprend la crise annonciatrice de la mort, l’analyse dans sa violente résistance, seulement en pensées. Il sait aussi qu’il ne peut pas tout dire à son père de ces moments de crise, car il en a trop connus. C’était tout ce qu’il avait fuit, laissant parfois Théo s’occuper de tout cela. La rage que Théo a parfois ressentie en pensant « pourquoi tu n’es jamais là quand il faut s’en occuper », sans le formuler exactement, seulement, un sentiment qui revient, et qui l’empêche de trop en dire. « Elle s’est calmée. On s’est couchés en même temps ». Le téléphone portable de Théo vibre. C’est Mona. Il décroche. Il explique qu’il est avec son père, qu’il va à l’hôpital. « Ça va »… « Je ne sais pas »… « Je ne sais pas, Mona »… « Je te téléphonerai dès que je le pourrai, promis »… « Je sais, Mona »… « Merci »… « Oui, je sais »… « À plus tard ». Il raccroche. Ils sont arrivés à l’hôpital. Ils se garent. À l’accueil, le père prend en charge les demandes d’informations, les discussions. Théo attend en retrait, errant dans le hall. Sa mère est là. Il le perçoit au voile translucide qui se dépose devant son regard, au vent frais qui le fait se balancer, traversant son front comme des volutes de fumées doucement teintées d’une couleur pâle.
« Ils ne veulent pas me donner d’informations détaillées. Quelqu’un va t’appeler dans l’après-midi. Il faut attendre, Théo. Il faut attendre ». Ils quittent l’hôpital. Le père amène Théo dans la maison qu’il partage avec sa femme. La belle-mère est déjà là. Elle pose quelques questions, propose de préparer quelque chose de léger à manger. Ils s’assoient tous les trois dans la cuisine, parlent des personnes qu’il faudra prévenir. Le père relève quelques numéros qu’il n’a plus, propose à Théo de passer quelques coups de téléphone. Il lui dit que la chaîne se met vite en place concernant ces sujets. Théo évoque le nom des personnes qu’il préfère appeler lui, témoigne d’une immense fatigue, dit qu’il fera tout cela plus tard. Il se lève, s’excuse. « Va te reposer dans la chambre d’amis », une chambre qu’il utilise lorsqu’il reste dormir. La chambre est au rez-de-chaussée. La fenêtre est ouverte. Les volets sont fermés. Il retire sa veste, ses nu-pieds, s’allonge sur le dos, son téléphone portable dans la main. Il s’endort. L’air est doux. Une odeur de lessive émane des draps. De la lavande. Le corps s’enfonce. Léger vertige. Formes géométriques électriques. Des points jaunes passent. Des formes bleues, rouges, grandissent, se rétractent, disparaissent. L’image tourne, inchangée, dans la pénombre de la nuit. Corps sans vie. Un regard s’approche, s’éloigne, contourne. L’image disparaît. La respiration s’approfondit. Les bruits de la maison s’altèrent. Étau sur le front. Chaleur étouffante. Tout redevient blanc. Tout s’accélère. Le téléphone vibre. Numéro masqué. Théo décroche. C’est un service de l’hôpital qui prévient que le corps sera rendu à la famille le lendemain dans l’après-midi, qu’il doit passer pour pouvoir contacter les pompes funèbres, qu’il sera reçu par un médecin qui lui expliquera. Théo raccroche. Il referme les yeux, tente de se rendormir. Les informations s’inscrivent dans sa conscience. « M’expliquer quoi ? », pense-t-il. Il se lève précipitamment, retourne à la cuisine. Il donne les informations qu’il vient de recevoir, les mains tremblantes. La gorge lui brûle. Il parle vite. « M’expliquer quoi ? Que ma mère est morte ? Qu’elle a trop bu trop longtemps ? Que son cœur n’a pas tenu ? Je l’ai senti qu’elle était morte. Je l’ai vu. Je sais pourquoi. Qu’est-ce que j’aurais dû faire, Papa, qu’est-ce que j’aurais dû faire ? ». Il frappe la table avec ses poings. Sa belle-mère pose ses mains sur ses épaules. Il se dégage. « Laisse-moi ». « Laisse-moi ». « Laisse-moi ». Il retourne dans la chambre presqu’en courant, prend sa veste, l’enfile et la ferme, attrape ses nu-pieds et les chausse. Il sort, marche vite. Son père a déjà dû prévenir quelques personnes car il reçoit des messages, lit le premier, lit le second, ferme son téléphone. Il fouille dans ses poches, trouve de l’argent, des cigarettes. Il entre dans un bar, s’impatiente, pose un billet comme pour mettre une option sur un pari, commande un whisky sans glace, l’avale d’un trait dès qu’il est servi, se retient de crier en sentant le feu de l’alcool se répandre. Son père l’a suivi, l’a rejoint. Sa présence surprend Théo. Le père s’approche tranquillement, s’installe à côté de lui, regarde son fils et lui sourit. « J’en ai de meilleurs à la maison, fiston, et surtout de moins chers ». Théo rigole nerveusement, pleure en même temps. Il se tourne vers son verre vide, cherche à contenir la violence convulsive de sa respiration. « M’expliquer quoi, Papa ? ». Il renifle, s’essuie avec ses doigts. « M’expliquer quoi ? ». Son père lui tend un mouchoir. « Ils vont t’expliquer ce qui va se passer, Théo, te dire comment tu pourras voir ta mère après l’autopsie, ce que tu devras faire avec les pompes funèbres. Ils t’expliqueront aussi en partie ce qu’ils auront déduit, peut-être comment la mort est survenue, peut-être à quelle heure. C’est sinistre, mais ils doivent vérifier pour être sûrs qu’elle n’a pas été assassinée ». « Si j’avais voulu la tuer, je ne lui aurais pas servi une tisane ». Il rit encore en se mouchant, s’excuse de se trouver morbide. « Leur rôle, c’est avant tout de soupçonner, tu sais. C’est leur métier ». « Je sais ». L’alcool agit sur ses perceptions. Il se calme. Il respire bruyamment. Il pense qu’il ne veut pas savoir à quelle heure sa mère est morte. Il veut continuer de croire qu’elle dormait quand il est passé la voir, à plusieurs reprises, quand il est parti travailler, qu’il est allé se promener en forêt, qu’il a démesurément bu avant de s’endormir dans sa voiture. Toutes ces scènes défilent dans ses pensées. Il ne veut pas savoir quand il aurait dû se douter de quoi que ce soit, ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire. Un profond silence s’installe entre les deux hommes. Le père a commandé un demi. Il boit lentement. Théo se tourne vers lui. Il a le visage dévasté, les yeux plissés, les lèvres serrées. « Il pleut ». Son père regarde dehors. Il se retourne. « Tu veux boire autre chose, fiston ? ». « Non, ça va aller ». Il s’assoit sur le tabouret du bar, pose sa tête entre ses mains. « J’ai terriblement mal au crâne ». Son père passe sa main sur sa nuque. Ça lui fait du bien, cette main d’homme, chaude. « On va rentrer, fiston. Il faut que tu manges un peu et que tu te reposes. La journée de demain va être difficile ». Théo ne l’écoute plus. Il s’endort presque. « Si ça te va, tu restes chez nous cette nuit ». Théo accepte. « Veux-tu que je passe chez ta mère chercher quelques affaires ? ». « Y aura ce qu’il faut chez vous, j’imagine ». Il essaie de penser à ce dont il aurait besoin. « Faudra passer chercher les papiers ». « Exact ». « On fera ça demain. Tu seras dispo ? ». « Oui, toute la journée ». « On en profitera pour récupérer ma voiture ». Il se tourne vers son père. « On verra demain si j’ai besoin de rester encore chez vous ? ». « On verra demain ». Le père finit sa bière, règle les consommations, rend son billet à son fils. Ils rentrent d’un pas assuré, sous la pluie. En arrivant, le père rassure sa femme d’un regard. Théo s’excuse. Il entre dans le salon, retire sa veste, s’allume une cigarette, reconnecte son téléphone. Les messages arrivent en cascade. Il s’assoit dans le canapé, répond succinctement à certains. « Ça te va si on commande des pizzas ? ». « Oh… Pourquoi pas… ». « Irène t’a préparé une serviette si tu veux prendre une douche ». Théo remercie. Il demande s’il peut avoir une aspirine, s’excuse d’avoir empesté le salon sans demander la permission, écrase sa cigarette. Irène lui tend un cachet et un verre d’eau. Il se lève, remercie, avale le cachet, pose le verre sur la table basse. « OK pour la douche ». « Tu sais qu’il y a des affaires à toi dans la commode si tu veux te changer ». Théo acquiesce. Il se dirige vers la chambre d’amis, prend la serviette, monte à l’étage dans la salle de bain, se déshabille rapidement, entre dans la douche, fait couler l’eau longuement sur son front, coupe l’eau, se savonne, se rince, décroche le pommeau de douche, laisse couler l’eau sur sa poitrine, avale de larges gorgées d’eau chaude, finit de se rincer, coupe l’eau, sort de la douche, s’essuie, rouvre l’eau quelques secondes pour rincer la douche, finit de se sécher, se rhabille, redescend dans la chambre d’amis, place la serviette sur le dos d’une chaise, s’assoit sur le lit, consulte son téléphone portable. Il appelle Mona, qui répond. Il prend le temps de l’informer, lui donne des détails sur le déroulement de sa journée, évoque les immenses moments d’angoisse qu’il traverse, la fatigue, les maux de tête, dit qu’il ne sait pas s’il aura la force de venir travailler, qu’il va appeler son patron pour négocier une pause le temps que la situation se stabilise un peu, peut-être jusqu’aux obsèques, peut-être plus longtemps. Il pense à son contrat, sait qu’il n’a pas beaucoup de droits, mais il s’en moque. « On ne perd qu’une seule fois sa mère dans sa vie ». Mona lui dit qu’elle donnera quelques nouvelles à son équipe. Il la remercie. « Dis-leur que j’appellerai demain matin ». « Prends soin de toi. Repose-toi ». La voix de l’amie se fait douce, masquant l’émotion. Mona se promet de ne pleurer qu’une fois qu’elle aura raccroché. Elle aimerait dire à Théo qu’elle préfèrerait être à ses côtés, avec lui, près de lui, mais elle n’ose pas sachant très bien que ce serait avancer ce qu’elle ne pourrait pas assumer, à cause de son travail, à cause de cette place qu’elle occupe déjà auprès de lui, à cause de ce respect qu’ils ont toujours adopté de ne jamais aller trop loin ni dans les confidences qu’ils s’autorisaient, ni dans un espace de partage délimité par défaut aux rencontres régulières, singulières, de quelques points communs de la vie quotidienne. Elle continue de poser des questions pour tout de même prolonger la conversation. Théo répond sincèrement. Il finit par se mettre à pleurer en révélant un doute qui le ronge. Sa mère avait la même position, endormie et décédée. Il n’y avait pas cette odeur lorsqu’il était allé la voir le matin, mais le remords est terriblement puissant de se dire qu’il était peut-être encore temps d’agir à ce moment précis où il l’avait juste regardée, que le cœur de sa mère soit sur le point d’en finir, qu’il ne soit pas encore assez longuement arrêté pour qu’une intervention puisse encore lui redonner vie. Mona ne tient pas la promesse qu’elle s’est faite. Elle pleure avec Théo. Elle s’excuse en se mouchant, se force à vite retrouver son calme. « Tu en sauras peut-être un peu plus demain en voyant le médecin légiste. Ne cherche pas à changer ce qui s’est passé. C’est comme un accident qui se déroule à nouveau lentement sous tes yeux, des suites de hasards. Pense qu’elle s’est endormie dans la mort, sans souffrance, sans même s’en rendre compte. On ne peut rien reconstituer de cette conscience-là. C’est de toi qu’il faut s’occuper à présent. C’est à toi que je pense maintenant. Je suis désolée de pleurer avec toi. Je sens que je n’ai pas le droit, que c’est déplacé, mais je te sais si sensible que je suis bouleversée de te savoir seul avec tout ça ». « Je ne suis pas seul. Je suis entouré. Ne t’inquiète pas. J’ai peur de ce qu’on me dira demain. J’ai peur qu’on me dise que si je l’avais réveillée, on aurait pu la sauver. J’ai peur de me sentir accusé, alors que je savais depuis longtemps que je ne pouvais pas faire grand chose pour elle à part être là ». Théo s’est allongé sur le lit. Il ne fait plus qu’écouter la voix de Mona, qui le rassure. Entre deux grands soupirs, sa gorge émet un son presqu’imperceptible signifiant qu’il n’est pas encore totalement endormi. Mona comprend qu’il vaut mieux raccrocher. Elle lui dit qu’elle rappellera. Qu’il peut appeler quand il en a besoin, même si c’est pour quelques secondes, même si c’est au milieu de la nuit. Ils raccrochent. Théo s’endort. Son père, ne l’entendant plus parler, le regarde depuis le couloir. Il a perçu quelques bribes de phrases, se demande ce qu’il peut faire pour aider son fils. Irène le rejoint, lui prend le bras tendrement, lui conseille dans un murmure de laisser Théo dormir un peu. Ils ferment la porte de la chambre. Le livreur de pizza sonne à la porte d’entrée. Ils réceptionnent ce qu’ils avaient commandé, placent les cartons sur la table de la cuisine sans les ouvrir. « On les réchauffera quand il se réveillera ». Le père retourne au salon. Il se sert un verre de whisky, tourne lentement dans la pièce, s’arrête devant des photos accrochées au mur. Deux jeunes garçons, au bord de la mer, s’amusant à s’éclabousser. Ils portent un short de bain similaire. L’un est bleu. L’autre est rouge. Les deux enfants rient d’un même éclat. Le père boit son whisky lentement. Irène se blottit contre son torse les mains autour de sa taille. Le père soupire longuement. Il murmure. « Si Théo veut l’enterrer avec lui, je ne pourrai pas lui refuser ». « Je sais, Paul. J’y ai pensé aussi. Il faudra même lui suggérer s’il ne l’a pas envisagé ». « Ça aurait dû être ma place, si j’étais parti avant elle ». Irène le frappe amicalement à l’épaule. « Si tu meurs, je te jette dans le Gange pour que tu te réincarnes ! ». Paul se retourne et se dégage en riant. « Oh, mais mon karma est absolument parfait, je te rappelle. C’est ma dernière vie. Plus de réincarnations ! ». Comme deux adolescents, ils font la liste d’événements anodins qui alourdissent leurs karmas respectifs, se convainquant peu à peu qu’ils sont loin d’en avoir fini devant tant d’impuretés. « OK. Si tu meurs, je n’écraserai plus une seule mouche et je vénèrerai les moustiques ». « Même un brin d’herbe fraîche, tu ne pourras plus passer dessus. Je te ferai vivre un enfer ». Ils s’embrassent comme pour se réconcilier de cette fausse dispute enfantine. Irène se sert à son tour un verre de whisky. Ils trinquent à leur karma, s’embrassent à nouveau, s’assoit tous les deux dans le canapé, se blottissent l’un contre l’autre, se calment peu à peu, puis se redressent lorsqu’ils entendent la porte de la chambre d’amis s’ouvrir. Théo entre dans le salon. Des questions discrètes se posent. « On ne voulait pas te réveiller. J’espère que nous n’avons pas fait trop de bruit ». Théo les informe qu’il vient de parler à son patron qui l’a très gentiment autorisé à prendre son temps et qu’il serait remplacé jusqu’à ce qu’il revienne. « Je vais perdre un peu de salaire, mais ça n’a pas beaucoup d’importance ». Paul lui dit qu’il l’aidera financièrement s’il a besoin. « On verra plus tard. Il n’était pas questions de pizzas ? Je suis affamé ». Irène et Paul se lèvent, posent leur verre de whisky, annoncent que le livreur est passé et qu’ils peuvent dîner à la cuisine. Le repas s’organise à la bonne franquette. Théo réclame une bière qu’on lui sert dans la foulée. Il dévore toutes les parts qu’on lui propose. Paul le regarde, rassuré, se dit que Théo aura bien le courage de surmonter cette épreuve. Les pizzas sont vite avalées. D’autres sujets viennent à être abordés pour distraire la pensée. Le soleil couchant frappe les murs de la cuisine d’une lumière douce. Paul se lève. Chacun émet une prédiction infondée sur l’évolution de la météo. Le silence s’installe. Les regards se figent. Théo demande l’autorisation d’allumer une cigarette. Irène et Paul acceptent. Théo se lève, ouvre la fenêtre, fume lentement, se retourne. « Si je peux enterrer Maman avec Julien, ça te va ? ». Les promesses que Paul s’était formulé lui reviennent. Il laisse passer quelques secondes. Ce ne sont pas des secondes d’hésitation. Ce sont des secondes d’acceptation. Il sourit. « Ça me va ». Le père et le fils s’enlacent longuement. Irène se met doucement à pleurer, silencieusement, comme soulagée de ne pas avoir eu à prendre une telle décision, car elle ne se serait jamais vue aller dire à la mère de Théo que c’est là que son ex-mari avait émis le vœu d’être enterré, avec celui que tous deux, chacun de leur côté, désormais séparés, s’étaient jurés, un jour, de retrouver.
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