Quatorze portes ouvertes. Quatorze portes refermées. Deux fouilles corporelles et une main attachée dans le dos. Me voici enfin au parloir.
“Bonjour, Norbert. Je suis le père Ipate. Je suis mandaté par la commission annuelle des remises de peine pour défendre votre dossier auprès de mes confrères. L’homme que vous voyez devant vous porte une triple casquette : celle de journaliste, pour reporter la vie des hommes et celle de Jesus ; celle d’avocat, pour défendre les lois des hommes et celle du Seigneur ; celle d’homme d’église pour vous servir et servir notre créateur. On dit que je suis celui qui trouve, au fond des âmes punies, la petite parcelle de lumière qui ouvre cette partie invisible du cœur où se trouvent le remords et la rédemption.”
Je n’ai jamais vraiment aimé les curés. Celui de Grimont me reproche toujours de ne pas accompagner Simone à la messe. Il trouve toujours le moyen de me rappeler mon baptême tardif et le fait que mes parents, décédés lors d’une croisière sur le Rhin le jour de leur cinquantième anniversaire de mariage, n’ont jamais eu de cérémonie religieuse. C’est pas de ma faute si on a retrouvé que l’appareil photo de papa. On n’allait pas dire une messe pour un appareil photo, surtout qu’il marchait très bien. Dès qu’il y a plus de trois personnes, le curé de Grimont raconte à tout le monde que j’ai recraché l’hostie à ma première communion parce que le corps du Christ était resté coincé dans mon appareil dentaire. Rien à voir avec un quelconque dégoût pour la religion, mais cette pâte dure instantanément molle dès qu’elle est humectée avait largement obstrué les passages habituellement empruntés par l’air qui, au lieu d’aller directement dans mes poumons, avait fait un petit tour à travers tous les fils de ma centrale électrique dentaire et était ressorti indemne par le trou d’où il était entré, à savoir ma bouche. Mon nez, véritable voie de secours pour communiant en détresse, était à cette époque colonisé par une série de microbes estivaux comme on les trouve dans certains allergènes, et j’avais donc opté pour une solution radicale qui consiste à recracher la jambe du Christ sur l’aube flambant neuve du curé. Une toux d’un quart d’heure avait suivi ce qui passa pour un blasphème. Ma mère, me croyant tuberculeux, s’était mise à prier la vierge en me secouant dans tous les sens et en pleurant à chaudes larmes. Les pompiers de Grimont avaient été mobilisés. Ils n’étaient pas sortis de leur caserne depuis que le chat de la mère Soulage était venu se percher en haut du monument des cinq morts, le 11 novembre 1986. Personne n’ayant su si j’avais ou non avalé ne serait-ce qu’un morceau de l’hostie, le village considéra que ma communion n’était pas validée et je fus banni de l’eucharistie de Grimont jusqu’à mon mariage.
“Racontez-moi votre mésaventure, Norbert.”
Soit, je raconte une fois de plus mon invraisemblable histoire d’Acétone à un inconnu qui va hésiter entre le rire et la pitié, camouflant l’envie irrésistible qui va subitement l’envahir de raconter à ses amis l’histoire grotesque de ce simple d’esprit qui a tué sa femme lors d’une banale séance de repassage.
Le quart d’heure de monologue est passé. Le curé me regarde. Je ne sais pas si c’est la pitié de l’homme d’église, la convoitise de l’avocat ou le voyeurisme du journaliste qui éclaire ainsi le regard d’un inconnu, mais mon histoire a l’air de l’interpeller. Je pense que si une parole pouvait sortir de sa bouche, ça pourrait être “Bah”, ou “Hey”. Mais en fait, rien ne sort. Il avale un verre d’eau, s’éclaircit la voix, rechausse ses lunettes.
“Alors, il s’agit d’un malheureux accident !”
Non, bien-sûr, j’ai délibérément donné à ma femme la bouteille d’Acétone, j’ai immédiatement élaboré le stratège du meurtre parfait en appelant moi-même les pompiers de Grimont qui n’étaient pas sortis de leur caserne depuis ma première communion, et j’ai sagement attendu que ma maison brûle avec un morceau de puzzle collé au bout du pouce avant de songer à m’enfuir. Ah, mince, trop tard, la police était déjà sur place et ma cavale n’a jamais commencé ! Quelle limace, ce père Ipate !
“Et depuis, Norbert, avez-vous rencontrez Dieu dans votre prison ?
– Ben oui. En effet. J’ai rencontré Dieu.
– Ah !!! Et… euh… Comment s’est passée votre première rencontre ?
– Ben, c’était au réfectoire. Je le voyais pas bien parce qu’il était en contre-jour.
– Dieu est lumière !
– Ouais, peut-être, en tout cas il m’a apporté tout ce que je cherchais. Il fait de vrais miracles, Dieu, et depuis que je l’ai rencontré, mon séjour en prison est devenu moins ennuyeux.
– Vous avez rencontré Dieu car il a entendu votre cri d’alarme et votre besoin de justice.
– Ah bon ?!
– Vous avez rencontré Dieu car vous cherchiez quelque chose…
– Exact !
– … le chemin de la vérité !!!!
– Ah bon ?!
Le curé se lève, hystérique :
“Dieu est venu à vous, Norbert, pour vous faire sortir de prison et je suis son MESSAGER. Appelez-moi Gabriel.”