Il n’y avait plus dictat de la Pensée, nécessité à n’être plus qu’entièrement servile au point de n’être qu’un conquérant des territoires physiques peuplant nos entourages. Il faudrait performer, il faudrait stimuler ? Alors qu’il faudrait jouer. Vous savez, à l’âge de deux ans, de trois ans, de cinq ans. Quand je les rencontre à l’hôpital, à sept ans, ils ont le même symptôme. Trop stimulés. « Tu seras intelligent, mon fils ». Tel père, tel fils. On applique. Les schémas directeurs. Et au lieu de jouer, il doit faire des exercices (oh, ça ressemble à des jeux, des calculs, des déductions, mais ce sont des exercices). Il le fait pour amuser papa, pour s’amuser avec lui, and during this time, il s’entraîne, à retenir son désir, à arrêter, de faire autre chose, de dire « non », tout en étant content, voire immensément heureux, de faire plaisir à tout le monde parce qu’il répond vite, et souvent parfaitement, car maman rit aussi, et elle est fière. On bloque, sans le savoir, sa capacité à élaborer des stratégies personnelles. Il doutera toute sa vie s’il ne prend pas en charge son éducation. Apprendre à apprendre, bien sûr, mais au right moment, pas trop tôt, lorsque les outils que l’enfant a à gérer ne sont pas trop lourds à manipuler — il y a des spécialistes qui vous diront à peu près quand et comment faire, mais globalement, c’est simple : laissez-le faire, il va trouver tout seul un chemin, et le jour où vous le verrez avancer, se lever, vous l’aiderez à marcher, puis à développer, car voilà un point fondamental : aider, c’est développer, c’est varier, c’est s’amuser lorsqu’il se trompe plutôt que de lui foutre une gifle —. « Pauvre petit », me direz-vous, mais franchement, où pensez-vous qu’on apprend la violence ? Dans la rue ? J’insiste sur ce point parce qu’on ne mesure pas la responsabilité qu’est la nôtre dans le maintien de la violence, et combien de docteurs pour la tête ont à s’occuper de ce problème de place dans la famille, c’est-à-dire, aussi, dans la fratrie, de ce moment où un enfant trop jeune a été trop longtemps et trop vivement stimulé comme on allume une télé, en changeant de chaînes à tout bout de champ, en éteignant brutalement, alors que toute pensée qui se constitue et qui, naturellement, se rendrait disponible à l’élaboration d’une Paix mondiale et définitive, n’aurait qu’à suivre son instinct de survie qui commande à la société de bien vouloir s’adapter à sa particularité, son unicité, sinon, c’est la guerre, ou au minimum, la contestation. « Tous des cons ». On l’entend à longueur de journées. Celui qui fout sa bagnole là, son vélo là, rentre à telle heure, regarde je ne sais quoi à la télé, lis cette connerie, écoute cette merde, et surtout, attends : va voter, s’te plaît ! Ces cas-là sont très certainement plus rentables pour les romans noirs que pour la psychanalyse, parce qu’au fond, il faudrait dire à un garçon devenu adulte : ta mère n’y est pour rien, et ce serait fini, non pas à la semaine prochaine, mais adieu, à toujours, à jamais, thème littéraire d’un amour confisqué entre une mère et son fils parce qu’un père n’assume pas qu’il n’est rien d’autre dans la société qu’une part reproduite de son père, et ainsi de suite depuis la nuit des siècles. « J’ai mal à la tête », « va voir ta mère ». « J’ai un problème de mathématiques », « va voir ton père ». On distribue ainsi le sens à donner à des inquiétudes physiques ou sociales. Mal à la tête, ça va passer, mais c’est long. Problème de mathématiques, c’est réglé en deux minutes : vive papa (maman est un peu lente à l’action). Il est vrai qu’on m’opposera que je généralise, mais dans combien de foyers encore ? Et pour combien de temps ? Ce que cela génère est ce que j’appellerai la « névrose constitutive du complexe de l’enfant ». Et de sa mère ? Non, de l’enfant, de sa nature à devoir patienter et à désirer créer de lui-même.
Catégorie : Direct Live
[DIRECT LIVE] – 013
Il avait fallu légèrement se soumettre à une nouvelle disposition, et pour être très honnête, non seulement elle ne me déplaisait pas, mais en plus, je l’acceptais comme elle venait, comme un souffle, comme une marée plus forte, une lune plus rapide. Il n’y avait rien d’autre à en dire. Tout avait été repositionné. Autant le temps que l’argent. C’était nouveau. Je ne comptais plus. J’étais revenu à cette période heureuse où je savais vaguement de combien je disposais, mais n’étais plus obligé de faire tous les soirs des calculs improbables tentant de me ramener à une réalité économique du système dont, de toute façon, je resterais longtemps exclu, car j’avais beau y avoir cru un jour, nous n’étions pas sur les mêmes économies. Il était temps de se défaire de ce qui était toujours apparu comme un problème. Je ne m’enrichissais pas. C’était comme ça. Pas de patrimoine. Pas d’héritage. Ne plus s’angoisser sur ce point avait libéré d’autre secteur d’activité que je trouvais, pour le coup, plus lucrative. Au fond, j’aimais parler de cela. En faire un sujet récurrent. Une opposition en cours d’expression dans tous les domaines de mon existence. Oui, l’argent était un problème. Il l’avait été et l’aurait toujours été si je n’avais pas appris, intellectuellement, à posséder à nouveau les termes « investissement », « patrimoine », « héritage ». Ces termes avaient une fonction sociale. Et de tout à coup m’en sentir concerné m’avait en quelque sorte réhabilité. Pour moi-même. C’était l’essentiel. Je n’avais besoin de rien d’autre à ce moment-là de la vie. Je savais, après tout, et je le savais depuis longtemps, sans l’avoir ni considéré ni intégré consciemment. Mon héritage était fabuleux. Mon patrimoine, riche. Mon investissement, permanent et osé. Ce qui en découlait était la qualité. Je n’avais jamais conçu qu’on puisse se passer de l’essentiel, qu’on puisse l’effleurer, qu’il ne soit pas l’objectif d’une seule vie, chacun son tour, main dans la main. Une chaîne de l’humanité, de corps en corps, se laissant le temps de découvrir l’autre, puis de l’amener, doucement, dans son environnement. Je n’avais pas conçu les guerres, la concurrence, la malveillance. Tout cela m’avait saisi, en plein cœur. Sur certains points, me sentant privilégié, né au bon endroit à la bonne époque. Sur d’autres, c’était la consternation. Je luttais malgré tout, croyant encore que nous étions tous constitués de la même manière, jusqu’à peu à peu reconnaître les signes de ces maltraitances de l’être, au cœur de l’âme. Nous différions. J’avais beau en rencontrer de plus en plus, c’était la même consternation, un abattement moral, et ces mots, « encore », voyant se dessiner la duplication d’une même tendance. On ne voulait que profiter. Nous ne partagions rien. Dans la rue, nous croisant, nous serions restés étrangers. Le jour d’une grande bataille, nous nous serions combattus. C’était la guerre, partout, « encore », la guerre d’un nouveau siècle, les combats meurtriers loin de nos frontières, mais la haine, toujours, la même que j’avais lue, nous ne serions pas tous présents le jour de gloire. Ils ne seraient que quelques-uns, et on aimait ces héros, ces élus, ceux qui remplissaient les stades ou explosaient l’audimat.
[DIRECT LIVE] – 012
Il n’avait jamais pensé à l’hôpital psychiatrique. L’endroit lui avait toujours semblé sordide. Le mot, déjà, « hôpital », avec ces drôles de construction de l’enfance, à partir de cette haute bâtisse aux apparences monstrueuses, une croix bleue géante, le parking presque aussi vaste qu’un hypermarché, avec toutes les difficultés du monde pour se garer, marcher si longtemps, les portes coulissantes, les panneaux de toutes les couleurs, des foules perdues, plusieurs grands ascenseurs qu’on emprunte toujours avec un brancardier poussant un corps, les petites chambrettes au carrelage froid, le lit démesurément haut, la petite télé suspendue au mur déversant des séries allemandes mal doublées et un store ne protégeant de rien, ni du ciel devenu inexpressif, ni de cette vue plongeante sur l’entrée des urgences. Il s’était imaginé qu’on y charcutait les corps, qu’on les endormait, qu’on les trifouillait, entièrement, y compris la tête, ouverte, pour remplacer des bouts, y placer des sondes. Des humanoïdes en sortaient rapiécés. Lui même, après avoir visité quelque malade (un membre de sa famille, sans aucun doute, ou un proche ami), après avoir malgré lui jeté un regard dans une chambre apercevant ce qui se levait d’un lit ou ce qui tentait de s’extirper d’un coin lavabo, en sortait tout chamboulé, les cauchemars hantés le maintenant éveillé quelque temps. Il s’était très certainement juré que ce n’était pas un lieu pour les enfants. Et pourtant…
[DIRECT LIVE] – 011
L’idée de l’abstraction n’a pas à résister à cette forme décolorée de la vie. Au fond, c’est simple. J’aimerais juste en être informé. C’est du direct avec la pensée, le dehors tout à coup transformé. Il n’y a pas que là que je pourrai tout reconstituer. Entré dans la tourmente. Terminus. Aucun moyen de rentrer. Marche à pied. À l’autre bout de la ville. Qu’est-ce que ça veut dire ? (en marge et au stylo sur tous les cahiers). J’ai fait deux choix consécutifs. Et voilà l’infini. Passer par là. Comme le corps l’avait projeté, sans se soucier une seule seconde qu’il y aurait un grand nombre de bûches au travers de la route, s’exposant à nouveau à l’immense fatigue du lendemain, pour mieux entendre le rayonnement, que des mots viennent sonner, dire à l’autre, se préparant, dans l’intimité d’un savoir commun, tel que nous le voyions, sujets focalisants, jour et nuit, y penser, à la sanction, le manque de considération. Rien n’est grave, désormais. Nous publions. Il faut attendre que le regard se forme, oui, politique, pour reprendre le mot qu’on nous a volé pour en faire un métier. On croyait faire barrage à l’extrême droite à l’élection du Président, et on met des décennies à comprendre qu’on l’installe tranquillement, l’extrême droite, c’est-à-dire, ceux qui n’ont que faire de l’étiquette qu’on leur colle sur le front, ça fait bien, sécurité pour tous et nous d’abord. Cela dit, on ne pensait pas qu’il fallait y faire barrage aussi à l’intérieur même de la fonction publique territoriale, au rez-de-chaussée, les jours de grande affluence, autour d’un café, on ne s’entend plus parler, le ton des voix va crescendo et on attise la haine, on sort sa théorie, et t’as vu l’article du Figaro ?, et ces cons de gauchos, et le syndicat qui fait rien, et le maire qu’on voit jamais. Alors on le désigne pour aller parler à la place du groupe. Sauf que les jours de forte affluence, il n’y a pas d’opposition. Personne pour dire qu’il ne faut pas faire comme ça, qu’il existe un « cadre » de loi. Alors ce fonctionnement s’installe. Et on pense à tout recommencer. Parce que quelque chose a été mal désigné. L’extrême droite. C’est pas ça. C’est un autre mot. Une autre expression.
[DIRECT LIVE] – 010
Ne vous inquiétez pas. Parfois je dis « je » et parfois je dis « il ». C’est une question de style. On doit d’abord se perdre un peu, et j’aime me regarder faire. « Je » pourrait vous raconter comment « il » en est arrivé là, mais ça n’intéressera personne. Aussi, « je » préfère aller droit au but. « Il » n’a pas cette science. Il doit toujours se souvenir de ce qui s’est passé ces dernières années alors que je marchais dans la rue avec mon sac de tortue. Pas de chauffeur à disposition. Pas de placard non plus. La grève dans les transports m’obligeant à me lever plus tôt, à rentrer plus tard. Je le dis tout de suite : je n’ai rien contre les grévistes. Je les envie, même. Dans le milieu où je travaille, on nous dit « ça ne changera rien ». On préfère aller frapper à la porte du patron, râler et réclamer son classement hors-classe. Un whisky et une bonne blague sur les mini-jupes. Ça finit toujours par marcher. Pendant ce temps-là, des agents pensent qu’en remplissant leurs obligations avec professionnalisme (et donc, assiduité), ils seront reconnus à leur juste valeur, mais les avis défavorables tombent chaque année à la même période (problème de budget). Il n’était pas passé par la case « whisky et mini-jupe ». Il avait même entendu qu’il n’était pas prioritaire. Prioritaire sur quoi ? Je vous le demande. Il suffit de faire un tableau, de classer les agents par ordre d’arrivée. Chacun son tour. Pas besoin de mystérieuse meilleure manière de faire. J’ai travaillé. J’ai cotisé. Je n’avais pas compris que ça arrivait à tant d’autres sauf à moi. C’est terrible, de s’en rendre compte. On ne se sent pas seulement exclu, on se sent méprisé. À notre départ en retraite, on aura un bon d’achat pour un magasin de bricolage si nos collègues ouvrent une petite enveloppe à l’accueil. Et le directeur fera la scène finale d’une tragédie, larme à l’œil. Tout est dépeuplé. Vous allez beaucoup nous manquer. Bien sûr. Mon salaire, par contre, y va pas vous manquer. Y aura pu. A pu salaire. C’est comme ça. On ne remplace plus. On peut faire mieux avec des agents moins bien payés, voire avec des agents moins spécialisés, qui savent presque faire pareil. On n’a plus besoin de vous. Et pendant ce temps-là, les plus riches s’enrichissent.
[DIRECT LIVE] – 009
N’en soyons plus à la phase mais de quoi parle-t-il, exactement. De qui parle-t-il ? Tout est limpide. Tournez la tête à droite et à gauche. Tout ce qui nous entoure. Au sein même de l’État. Le nôtre. La hiérarchie qui cherche encore à s’imposer. Fin de race. Et mon pouvoir et mes privilèges. Je décide. Ou quand je peux le faire, je le fais à ma manière, sans consulter les personnes concernées, encore moins les personnes officielles. Je préfère le micro détournement. Dire oui en face et non derrière. Devant le petit peuple que je gouverne, je fais passer mes supérieurs pour des incompétents. Tout le monde est content. Ça rit dans les couloirs. Et moi, je ne suis responsable de rien, en façade, alors que tout repose sur moi. Je suis un chef au XXIème siècle, avec le « très cordialement » en signature automatique, tout en montrant l’infamie de ce que je régule à chaque étape. Vous trouverez ci-joint. Et nous voilà avalant les couleuvres, la crise du budget, les raisons de sécurité. Ne sciez pas la branche sur laquelle vous êtes assis. Faites-moi confiance. Je suis le seul qui pourra vous défendre. Et le jour où ça arrive, personne. Je n’ai rien pu faire. Même pas une réponse. Rien. Alors, il a décidé de prendre le taureau par les cornes. Tu ne veux pas m’écouter ? Tu ne veux pas prendre la peine de lire mes revendications ? Les voilà distribuer dans les jardins, sur les bancs publics, de la main à la main. C’est gratuit. Bientôt vous verrez en fleurir partout, et on se demandera toujours ce que ça fait là. De quel droit ose-t-il ? Et bien oui, il ose. C’est maintenant qu’on développe les sujets un à un, sous la forme d’un roman.
Chapitre 1 : la destitution
[DIRECT LIVE] – 008
Je ne dois pas sous-estimer l’impact de toutes ces impressions sur le quotidien même de l’écriture. Tout au long de ces quatre dernières années, j’ai lâché quelques affaires courantes pour m’occuper du terrain que j’ai voulu avant tout expérimental au sens où tout allait servir pour tout, de mon travail salarié à mon travail personnel, de la famille aux personnes les plus éloignées. Je n’avais d’abord pas trop cru au fait que la notion de « classe sociale » était à ce point constitutive de notre société contemporaine. Je n’évoque pas là le XXIème siècle dans lequel nous sommes entrés, mais l’ère qui nous contient depuis le début de notre histoire, traversant nos Empires et nos Républiques consécutives. Notre contemporanéité est bien plus étendue que ce que nous admettons spontanément. Aussi, ce qui s’est institué au fur et à mesure des siècles apparaît au grand jour par vagues déferlantes. C’est si puissant que nous refusons de le prendre en compte, parce que ce serait aussi s’autoriser le droit de s’y opposer ou de le renverser. Notre instinct de survie se contente de nos petites réalisations, à notre échelle. Savoir que nous entretenons par là quelque élément que nous dénoncerions ailleurs est trop difficile à accepter. Nous nous gouvernons et nous nous orientons. En somme, nous nous dirigeons. Et tout cela s’institue dès le début, lorsqu’on inscrit « père ouvrier, mère au foyer » dans une fiche de renseignements à l’école, qu’on montre nos fringues, qu’on parle de nos soirées, de nos vacances, puis de ce que l’on fera plus tard. J’en avais sans doute l’intuition depuis quelques règles qu’on m’avait enseignées. Quelques lectures m’avaient aussi orienté, et le terrain, ensuite, l’expérience des portes qui ne s’ouvrent jamais avec cet admirable lien entre un être qui n’en réclame jamais assez (à part pour lui-même) et d’autres qui, de toute façon, ont décidé que leur lieu d’entre soi serait inaccessible, mettant à l’œuvre un savant tri sélectif dans toute la chaîne humaine. Beaucoup d’étapes m’ont permis de mieux le comprendre, par l’étude, d’abord, de la langue, la langue qui identifie (y compris à l’écoute de notre accent ou plutôt de notre ton), la langue qui sélectionne, la langue qui rejette, quel que soit le milieu, avec un rôle particulier pour celle qui se donne le pouvoir de dire non, pas droit, pas bon, pas pris. Puis, ce fut à travers ma progression, devenant docteur des âmes, en décalage avec grand nombre de mes collègues puisque je n’opère pas ce fameux tri. Chacun aurait sa chance, son temps, le choix, et avec ces enfants en cours de destruction à l’intérieur même d’une classe sociale qui ne sera jamais la mienne, je soigne, en tout premier lieu, mais j’étudie aussi les symptômes qui se révèlent dans ce laboratoire que je me suis offert en détournant par les mots l’objet d’une tout autre application politique.
[DIRECT LIVE] – 007
Face au marasme administratif que nous avons créé, amplifié par deux phénomènes conjointement et savamment orchestrés (la dématérialisation du lien humain par l’emploi systématique du mail et la création de forteresses de plus en plus éloignées des problématiques du terrain), il est bon de retrouver le sourire d’un bambin, le remerciement d’un parent, le bonheur tel qu’il devrait être, en fait, tel qu’il est mais tel que nous l’ignorons à force de vouloir mettre chaque individu dans une case, lui donner une valeur économique, supposer qu’il est simple de régler le flux humain à coups de missive organisationnelle, « vous trouverez ci-joint », « cordialement ». Ainsi tombent du ciel de nouveaux règlements, la prise de décision nous échappe. Tentez d’entrer par n’importe quelle porte, on vous répondra : « voyez avec votre Manager ». Sauf que le Manager n’est plus, du moins dans nos services publics, qu’un forwardeur de mails (et le mot est volontaire laid — j’avais d’abord pensé transféreur, mais puisque nous en sommes à salir le texte pour salir la fonction, autant choisir des deux le mot le plus difficile à prononcer). On lui a laissé quelques manettes afin qu’il se sente surpuissant (la sécurité, par exemple, et l’établissement d’avis ou de rapports permettant à des semi-robots de dire « oui » ou « non » en moins de trente secondes), mais le jour où vous le croisez dans le couloir ou, si vous avez de la chance, dans son bureau, il coupe la conversation à plusieurs reprises parce qu’il regarde les mails défiler sur son écran, s’excuse parce qu’il faut qu’il réponde, et à votre question, il n’a qu’une seule réponse : « je ne sais pas ». On ne lui a pas répondu. Il ne gère plus l’autonomie de son service. Ça l’énerve. Il s’énerve. Et le premier qui moufte en prend directement plein la gueule. Je sais que j’ai déjà été plus aimable avec leur permanent aveu d’incapacité. J’avais même décidé, un temps, de ne plus évoquer le sujet, mais c’est trop grave, aujourd’hui. Trop grave de se rendre compte qu’on autodétruit les leviers de la démocratie. Comme à l’usine, désormais, alors que nous pensions, au contraire, que nos avancées significatives sur le terrain aideraient les travailleurs maltraités à s’émanciper. Nous aussi, nous allons bientôt pointer. Pas plus tard qu’hier, une Manageuse m’a dit que je dépassais mon temps alloué. Bientôt la grille devant le droit de vivre. En quoi cela regarde un programme informatique ou une ligne budgétaire que je choisisse d’en faire plus au sein même des institutions pour développer le parcours émancipateur de nos concitoyens ? On ne frappe pas à ma porte par hasard. Ce serait banal de le penser. Ce serait imaginer que je suis le fruit de la chance, comme si l’humanité s’était élevée juste parce qu’un jour elle avait trouvé le manuel d’un meilleur savoir-être. Moi aussi, j’ai frappé à des portes. Je l’ai fait auprès de toutes celles et tous ceux qui m’entouraient, et je continue à le faire. On ressent un besoin et on l’exprime. Il se traduit peut-être naïvement au début de la vie par un « je préfère la purée aux haricots verts », mais c’est ensuite « je préfère les mathématiques », que les gens ne meurent ni d’un meurtre ni d’une guerre, que l’écart entre nos salaires, nos droits, ne soit pas aussi important. On appelle ça « l’opinion ». C’est notre journal de bord. Chaque matin, j’acquiesce ou je m’insurge, je transporte ces ressentis, je les plonge dans les rêves. Ils s’établissent, ils se développent, ils me nourrissent. Bien sûr qu’eux aussi construisent chaque jour une politique durable.
[DIRECT LIVE] – 006
L’idée de l’hôpital psychiatrique n’est pas venue par hasard. C’est une construction, une métaphore. Il me fallait un espace clos en pleine urbanité, là où partout nous trouvons voies bétonnées, arbres bétonnés, en travaux. On adapte, on raccorde, on décore, on pousse, on détruit, on change. On passe et on ne reconnaît plus. Le silence n’existe plus. Que dans quelques lieux, comme celui-ci. Les murs sont silencieux. Les patients viennent un par un. Pour quoi faire, si ce n’est pour être soignés ? Leur corps dit : « sauve-moi de cette engrenage », comme celui-ci, dix-huit ans, il tremble, il rit hystériquement, il s’affale sur une chaise, et on pourrait lui dire d’attendre, il attendrait, on pourrait lui dire de partir, il partirait. Je n’avais jamais pensé qu’en les soignant, je les aidais. Qu’ils venaient chercher un secours. Dans des familles lourdement atteintes, depuis des décennies où l’on confond les âges. On parle à un enfant de huit ans comme à un adulte. Mais moi j’entends : « Je suis un enfant, pas un adulte. J’aime les jeux pour enfants ». Surtout à sept huit ans. Et les livres pour enfants. Pas ceux qui te disent que le petit Gaspard du CE2 rigole parce qu’il a vu la maîtresse tomber de sa chaise. Ceux qui parlent vraiment d’eux. De leur désir permanent de rester dans leur monde, ludique et créatif. Celui où ils s’allongent une heure attendant l’arc-en-ciel. Je me suis demandé si révéler leur prénom serait les trahir, mais après tout, comment serait-ce possible puisqu’ils sont tout pour moi au moment où je m’occupe d’eux, parfois plus tard dans la soirée, parfois le lendemain. Je continue à les aider entre deux séances. C’est le travail, qui continue, le travail qu’ils appellent de leur vœu. Aussi, je leur dois tant que je vous dirai tout. Qu’eux aussi, m’ont aidé.
[DIRECT LIVE] – 005
J’aimerais revenir sur le moyen qu’a la télé d’envahir nos espaces de création (oui, notre corps, car je ne connais aucune autre source que notre corps). C’est un peu comme le football, ou ces manifestations massives dites populaires. On a beau ne pas s’y intéresser, on finit toujours par en entendre parler et ça devient « le » sujet du moment. Vous me direz : tu n’as qu’à pas regarder, ni ce qui en fait mention, ni ce que cela véhicule, mais comment faire ? Ouvrez une fenêtre sur l’irréel et vous êtes bombardés de pop-ups. Plus qu’à n’ouvrir que des livres, à devenir asocial, à ne plus faire qu’écrire, mais encore une fois, je ne me satisfais pas de cette situation, car quand je ressens cette impression de « bombardement », je repense naturellement à l’état de guerre qui nous habite, et c’est bien là qu’il faudra également installer une base arrière, sous les bombes, redonner un sens aux images qu’on nous projette. En voilà une qui fait le tour des réseaux, pour les propos indignes énoncés par la personne soi-disant supérieure à tout citoyen de notre territoire protégé par les frontières et les lois, nommé : l’irresponsable. Il est vrai que ce qu’il dit est vulgaire, mais que voit-on sur ces images : il est en bras de chemise, il y a des bouteilles d’eau sur la table à côté des dossiers, il parle dans le vide, il se parle à lui-même, c’est un grand aliéné. Comme le directeur, ne nous en occupons plus, et avec la télé, laissons tout cela sur le trottoir. Nos vies valent plus que leurs profits. Incommensurablement plus. Et malgré cela, nous continuons de les dévaluer. Nous serions de moindre importance. Entre eux et nous, si nous avions le choix, seuls eux seraient sauvés, car si l’irresponsable meurt, c’est un drame national, alors que si c’est moi, c’est seulement un drame familial.