[DIRECT LIVE] – 008

Je ne dois pas sous-estimer l’impact de toutes ces impressions sur le quotidien même de l’écriture. Tout au long de ces quatre dernières années, j’ai lâché quelques affaires courantes pour m’occuper du terrain que j’ai voulu avant tout expérimental au sens où tout allait servir pour tout, de mon travail salarié à mon travail personnel, de la famille aux personnes les plus éloignées. Je n’avais d’abord pas trop cru au fait que la notion de « classe sociale » était à ce point constitutive de notre société contemporaine. Je n’évoque pas là le XXIème siècle dans lequel nous sommes entrés, mais l’ère qui nous contient depuis le début de notre histoire, traversant nos Empires et nos Républiques consécutives. Notre contemporanéité est bien plus étendue que ce que nous admettons spontanément. Aussi, ce qui s’est institué au fur et à mesure des siècles apparaît au grand jour par vagues déferlantes. C’est si puissant que nous refusons de le prendre en compte, parce que ce serait aussi s’autoriser le droit de s’y opposer ou de le renverser. Notre instinct de survie se contente de nos petites réalisations, à notre échelle. Savoir que nous entretenons par là quelque élément que nous dénoncerions ailleurs est trop difficile à accepter. Nous nous gouvernons et nous nous orientons. En somme, nous nous dirigeons. Et tout cela s’institue dès le début, lorsqu’on inscrit « père ouvrier, mère au foyer » dans une fiche de renseignements à l’école, qu’on montre nos fringues, qu’on parle de nos soirées, de nos vacances, puis de ce que l’on fera plus tard. J’en avais sans doute l’intuition depuis quelques règles qu’on m’avait enseignées. Quelques lectures m’avaient aussi orienté, et le terrain, ensuite, l’expérience des portes qui ne s’ouvrent jamais avec cet admirable lien entre un être qui n’en réclame jamais assez (à part pour lui-même) et d’autres qui, de toute façon, ont décidé que leur lieu d’entre soi serait inaccessible, mettant à l’œuvre un savant tri sélectif dans toute la chaîne humaine. Beaucoup d’étapes m’ont permis de mieux le comprendre, par l’étude, d’abord, de la langue, la langue qui identifie (y compris à l’écoute de notre accent ou plutôt de notre ton), la langue qui sélectionne, la langue qui rejette, quel que soit le milieu, avec un rôle particulier pour celle qui se donne le pouvoir de dire non, pas droit, pas bon, pas pris. Puis, ce fut à travers ma progression, devenant docteur des âmes, en décalage avec grand nombre de mes collègues puisque je n’opère pas ce fameux tri. Chacun aurait sa chance, son temps, le choix, et avec ces enfants en cours de destruction à l’intérieur même d’une classe sociale qui ne sera jamais la mienne, je soigne, en tout premier lieu, mais j’étudie aussi les symptômes qui se révèlent dans ce laboratoire que je me suis offert en détournant par les mots l’objet d’une tout autre application politique.

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[DIRECT LIVE] – 007

Face au marasme administratif que nous avons créé, amplifié par deux phénomènes conjointement et savamment orchestrés (la dématérialisation du lien humain par l’emploi systématique du mail et la création de forteresses de plus en plus éloignées des problématiques du terrain), il est bon de retrouver le sourire d’un bambin, le remerciement d’un parent, le bonheur tel qu’il devrait être, en fait, tel qu’il est mais tel que nous l’ignorons à force de vouloir mettre chaque individu dans une case, lui donner une valeur économique, supposer qu’il est simple de régler le flux humain à coups de missive organisationnelle, « vous trouverez ci-joint », « cordialement ». Ainsi tombent du ciel de nouveaux règlements, la prise de décision nous échappe. Tentez d’entrer par n’importe quelle porte, on vous répondra : « voyez avec votre Manager ». Sauf que le Manager n’est plus, du moins dans nos services publics, qu’un forwardeur de mails (et le mot est volontaire laid — j’avais d’abord pensé transféreur, mais puisque nous en sommes à salir le texte pour salir la fonction, autant choisir des deux le mot le plus difficile à prononcer). On lui a laissé quelques manettes afin qu’il se sente surpuissant (la sécurité, par exemple, et l’établissement d’avis ou de rapports permettant à des semi-robots de dire « oui » ou « non » en moins de trente secondes), mais le jour où vous le croisez dans le couloir ou, si vous avez de la chance, dans son bureau, il coupe la conversation à plusieurs reprises parce qu’il regarde les mails défiler sur son écran, s’excuse parce qu’il faut qu’il réponde, et à votre question, il n’a qu’une seule réponse : « je ne sais pas ». On ne lui a pas répondu. Il ne gère plus l’autonomie de son service. Ça l’énerve. Il s’énerve. Et le premier qui moufte en prend directement plein la gueule. Je sais que j’ai déjà été plus aimable avec leur permanent aveu d’incapacité. J’avais même décidé, un temps, de ne plus évoquer le sujet, mais c’est trop grave, aujourd’hui. Trop grave de se rendre compte qu’on autodétruit les leviers de la démocratie. Comme à l’usine, désormais, alors que nous pensions, au contraire, que nos avancées significatives sur le terrain aideraient les travailleurs maltraités à s’émanciper. Nous aussi, nous allons bientôt pointer. Pas plus tard qu’hier, une Manageuse m’a dit que je dépassais mon temps alloué. Bientôt la grille devant le droit de vivre. En quoi cela regarde un programme informatique ou une ligne budgétaire que je choisisse d’en faire plus au sein même des institutions pour développer le parcours émancipateur de nos concitoyens ? On ne frappe pas à ma porte par hasard. Ce serait banal de le penser. Ce serait imaginer que je suis le fruit de la chance, comme si l’humanité s’était élevée juste parce qu’un jour elle avait trouvé le manuel d’un meilleur savoir-être. Moi aussi, j’ai frappé à des portes. Je l’ai fait auprès de toutes celles et tous ceux qui m’entouraient, et je continue à le faire. On ressent un besoin et on l’exprime. Il se traduit peut-être naïvement au début de la vie par un « je préfère la purée aux haricots verts », mais c’est ensuite « je préfère les mathématiques », que les gens ne meurent ni d’un meurtre ni d’une guerre, que l’écart entre nos salaires, nos droits, ne soit pas aussi important. On appelle ça « l’opinion ». C’est notre journal de bord. Chaque matin, j’acquiesce ou je m’insurge, je transporte ces ressentis, je les plonge dans les rêves. Ils s’établissent, ils se développent, ils me nourrissent. Bien sûr qu’eux aussi construisent chaque jour une politique durable.

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[DIRECT LIVE] – 006

L’idée de l’hôpital psychiatrique n’est pas venue par hasard. C’est une construction, une métaphore. Il me fallait un espace clos en pleine urbanité, là où partout nous trouvons voies bétonnées, arbres bétonnés, en travaux. On adapte, on raccorde, on décore, on pousse, on détruit, on change. On passe et on ne reconnaît plus. Le silence n’existe plus. Que dans quelques lieux, comme celui-ci. Les murs sont silencieux. Les patients viennent un par un. Pour quoi faire, si ce n’est pour être soignés ? Leur corps dit : « sauve-moi de cette engrenage », comme celui-ci, dix-huit ans, il tremble, il rit hystériquement, il s’affale sur une chaise, et on pourrait lui dire d’attendre, il attendrait, on pourrait lui dire de partir, il partirait. Je n’avais jamais pensé qu’en les soignant, je les aidais. Qu’ils venaient chercher un secours. Dans des familles lourdement atteintes, depuis des décennies où l’on confond les âges. On parle à un enfant de huit ans comme à un adulte. Mais moi j’entends : « Je suis un enfant, pas un adulte. J’aime les jeux pour enfants ». Surtout à sept huit ans. Et les livres pour enfants. Pas ceux qui te disent que le petit Gaspard du CE2 rigole parce qu’il a vu la maîtresse tomber de sa chaise. Ceux qui parlent vraiment d’eux. De leur désir permanent de rester dans leur monde, ludique et créatif. Celui où ils s’allongent une heure attendant l’arc-en-ciel. Je me suis demandé si révéler leur prénom serait les trahir, mais après tout, comment serait-ce possible puisqu’ils sont tout pour moi au moment où je m’occupe d’eux, parfois plus tard dans la soirée, parfois le lendemain. Je continue à les aider entre deux séances. C’est le travail, qui continue, le travail qu’ils appellent de leur vœu. Aussi, je leur dois tant que je vous dirai tout. Qu’eux aussi, m’ont aidé.

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[DIRECT LIVE] – 005

J’aimerais revenir sur le moyen qu’a la télé d’envahir nos espaces de création (oui, notre corps, car je ne connais aucune autre source que notre corps). C’est un peu comme le football, ou ces manifestations massives dites populaires. On a beau ne pas s’y intéresser, on finit toujours par en entendre parler et ça devient « le » sujet du moment. Vous me direz : tu n’as qu’à pas regarder, ni ce qui en fait mention, ni ce que cela véhicule, mais comment faire ? Ouvrez une fenêtre sur l’irréel et vous êtes bombardés de pop-ups. Plus qu’à n’ouvrir que des livres, à devenir asocial, à ne plus faire qu’écrire, mais encore une fois, je ne me satisfais pas de cette situation, car quand je ressens cette impression de « bombardement », je repense naturellement à l’état de guerre qui nous habite, et c’est bien là qu’il faudra également installer une base arrière, sous les bombes, redonner un sens aux images qu’on nous projette. En voilà une qui fait le tour des réseaux, pour les propos indignes énoncés par la personne soi-disant supérieure à tout citoyen de notre territoire protégé par les frontières et les lois, nommé : l’irresponsable. Il est vrai que ce qu’il dit est vulgaire, mais que voit-on sur ces images : il est en bras de chemise, il y a des bouteilles d’eau sur la table à côté des dossiers, il parle dans le vide, il se parle à lui-même, c’est un grand aliéné. Comme le directeur, ne nous en occupons plus, et avec la télé, laissons tout cela sur le trottoir. Nos vies valent plus que leurs profits. Incommensurablement plus. Et malgré cela, nous continuons de les dévaluer. Nous serions de moindre importance. Entre eux et nous, si nous avions le choix, seuls eux seraient sauvés, car si l’irresponsable meurt, c’est un drame national, alors que si c’est moi, c’est seulement un drame familial.

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[DIRECT LIVE] – 004

Le titre, je l’ai voulu révélateur. C’est l’anglo-saxon qui domine les échanges internationaux, et si l’on considère que j’entre toujours en action littéraire comme on entre en combat (puisque c’est la guerre encore), l’option me semble nécessaire. Le vivant en direct aurait sans doute moins d’impact. La vie en direct ferait penser à un reportage animalier. Direct live, ça fait caméra pointée sur le fait réel, sur l’événement. Oui, même si vous lisez ça dans un millénaire, vous y trouverez la vie comme elle est, c’est-à-dire avant tout pensée, conscience de ce que nous sommes actuellement. Je n’ai jamais rêvé d’être autre chose, une réalité. Ce fait-là sera discuté de nombreuses pages, car je prévois un long métrage. Ça commence dans un couloir. Le directeur déprimé me salue pour la seconde fois de la journée (il est de ceux qui ne me voient pas ou qui pensent qu’ils m’ont peut-être vu, mais ils ne se souviennent pas quand). Je pourrais m’inquiéter de ce qui le rend si affairé. Sorti de son bureau, il ne sait pas trop comment faire. Il tourne en rond, ouvre des portes au hasard. Il dit qu’il est chez lui et c’est en partie vrai. Il est comme chez lui, sauf qu’ici il porte un joli costume et qu’à la maison il se balade en slip. Je n’ai jamais vu ça et ça m’intéresse assez peu. La vie des privilégiés est finalement assez ennuyeuse. Aussi, je n’en parlerai plus. Il a fait son temps. Maintenant, des sujets bien plus graves doivent être traités. C’est l’urgence du calendrier. Dans quelques semaines, tout se décidera. Et je le sais déjà : il ne sera pas du voyage. C’est un peu comme la télé. Un jour, je l’ai laissée sur le trottoir. Oh, elle fonctionnait très bien, sauf que je passais suffisamment de temps devant, un peu systématiquement, pour me dire que j’avais autre chose à faire que de choisir entre la une et la trois (à l’époque, il y en avait six dont une chaîne cryptée — voilà qui est bien excitant : la crypte). Je ne pouvais plus lire à cause de la télé. Ces organes grâce auxquels je devais sortir (voir supra) recevaient de quoi m’enfouir dans l’inaction. Je l’entends encore cette inaction. Elle est très puissante en fin de journée, lorsqu’une masse très impressionnante d’êtres humains s’autorisent à s’installer tranquillement, soit un verre à la main, soit pour distraire la conception du repas familial, soit pour se reposer, soi-disant, la journée fut longue, je suis sous pression, mon patron ceci et ma collègue cela, et les grèves et mon rendez-vous chez le pédiatre. Même sur les réseaux sociaux dits dominants, on le sent. Les hashtags qui l’emportent sont des relais de ce qui se passe à la télé, du foot à l’émission politique, « merveilleux », « quel connard », le reportage en trois dimensions, le compte-rendu de l’apathie. Tout retombe. Les masses ne font plus rien. Elles ne créent plus. Elles argumentent leur émotion passive d’une photo de chat qui s’ennuie également et qui vient vérifier s’il n’y a pas quelque chose à grignoter du côté du carton à pizza. Tout cela se voudrait commenter la réalité alors que l’absence de contenu fait se lever un silence aberrant. Dans ces moments se pose la question de ce qui se passe vraiment. Dois-je regarder tout cela exister ? Mon œil a-t-il besoin de cela pour sortir ? Est-ce encore une tentative d’intrusion ? Je suis à nouveau comme j’étais le matin dans la cour de récré. « T’as vu le film hier ? ». Euh, non… Et je ne suis pas au courant de telle ou telle catastrophe. Je ne sais pas non plus qui est telle personne ou telle autre, je ne connais pas leur nom ni ne sais à quoi elles ressemblent. Je pourrais les croiser dans la rue sans me rendre compte de leur célébrité. Ce qui fait le buzz en moi est ce qui fait le buzz autour de moi, dans mon entourage direct, au sein d’un cercle d’amitié, familial ou dans mon environnement de travail. J’ai déjà beaucoup à faire de ce côté-là de la vie. Oui, ça m’occupe beaucoup et je ne m’ennuie pas. Je suis même loin de pouvoir me consacrer à tout ce que j’aimerais faire, même si, j’en ai conscience, je fais partie de ce groupe de personnes (un clan peut-être) qui s’est organisé pour se donner le temps de penser et de créer. Ce n’était pas donné. Il a fallu se battre pour l’obtenir. Autonomie financière dès le plus jeune âge. Lieu de réel repos aux moments essentiels. Je l’ai payé. Comme on me l’avait dit lorsque j’étais plus jeune : tu ne refuses rien lorsqu’il s’agit du travail. Tout cela a payé. Ce n’est pas Byzance tous les ans, mais je dois cette autonomie aux personnes qui ont pris en charge mon éducation, mère et père compris.

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[DIRECT LIVE] – 003

Je dois tout de même me méfier un peu de tout ce qui va se passer ces prochaines années. J’entends que nous ne sommes pas — nous, humanité (j’entends aussi « civilisation ») — tout à fait en paix. Et comme toujours en temps de guerre (finalement, depuis sans doute le début de notre ère contemporaine), des clans se forment et s’opposent, les uns cherchant à anéantir les autres. Ils n’ont pas forcément conscience qu’ils le font, ou même qu’ils font clan. Liés par la parole ou le regard (les mieux organisés ont des manifestes ou des contrats d’adhésion), ils adoptent un comportement vis à vis d’autrui, ça commence par le voisin, le collègue, le commerçant du coin, ça se confond en famille avec le petit dernier ou la copine du grand, ça s’alimente sur le temps du travail et le temps du loisir (si on considère la télé comme un loisir), et là aussi, ça agit. On crée un microcosme, un réseau d’influence. Derrière, le mot annihiler. Il est terriblement efficace. Je sauve la peau d’un des miens sinon on le tuera. C’est comme ça. Ensuite, il me sauvera. C’est comme ça. Aucune loi ne mentionne ce fonctionnement. Je le vois tous les jours autour de moi. Des êtres a priori sans haine ouvertement affichée. Ils ne veulent pas d’un mode de fonctionnement collectivement démocratique. Ils adoptent l’air surpris lorsque je leur signifie que c’est pourtant la seule manière de mettre fin à ces débordements. En dehors du cadre, tout n’est que fabulation et désordre. Des paroles en souffrance s’expriment : « Comment pourrais-je avoir confiance ? Et puis il y a l’autre, là, qui est un connard, et puis l’autre, un fourbe ». Et ça continue. C’est une tentative de sabordement pour que le système des clans perdure. Alors je pose la question : Qui sont les taupes ?

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[DIRECT LIVE] – 002

Il semble que je réponde à une question qu’on m’aurait posée, mais vous l’aurez compris, c’était juste pour entrer en conversation avec vous. Un début comme un autre, me direz-vous. J’aurais pu commencer par la description du ciel que j’ai vu ce soir en rentrant. Il était majestueux. Je me disais : « Tu dois être là, quelque part, mais on ne te voit pas ». Je parlais à la lune. De la lune. La nouvelle lune de ce mois. Une nouvelle entrée dans l’existence, comme à chaque fois, puisque je suis désormais réglé comme une plante verte sur son cycle insaisissable avec le peu de connaissances que j’ai en astronomie (j’ai même un doute sur ce mot). Je ne comprends pas pourquoi elle est parfois plus loin, plus près. Pourquoi elle va plus vite. Pourquoi je la vois toujours le jour durant sa croissance, la nuit lorsqu’elle est pleine, puis la nuit encore, jusqu’à disparaître, se faire si discrète qu’on l’oublierait, alors qu’elle agit encore, qu’elle agit, bien évidemment, celle qui fait les marées et tant de miracles, sans rien toucher, sans rien prévoir, sans jamais rien savoir, même, de son extraordinaire puissance.

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[DIRECT LIVE] – 001

— Oh non, ce n’est pas nouveau. J’ai toujours un peu fait ça. Enfin, toujours, vous comprenez, depuis que je sais écrire. Enfin, surtout, depuis que je sais lire. Toutes les étiquettes des produits entreposés sur la table de la cuisine y passaient. Du début à la fin. Il fallait que j’aie tout lu. Je ne sais pas pourquoi. Tous les jours. Tout lu. Il me fallait imaginer à partir de ce qu’était la réalité, et ce que j’avais devant moi ne pouvait que le représenter. Cela ne pouvait pas être différent, ou plutôt, cela ne pouvait pas avoir un lien avec l’invisible qui me contenait. Oui, je sais, c’est paradoxal. Ce que je voyais en permanence ne semblait pas exister. Personne ne le voyait. Personne, autour de moi. Ce n’étaient pas des monstres hantant les cauchemars. C’était une énergie, quelque chose qui m’englobait entièrement. J’en sortais, pour ainsi dire, par les yeux. Ils étaient ma porte de sortie. Ainsi, je me disais : ces mots que je sais déchiffrer maintenant vont me dire l’essentiel. Ils vont me dire ce qu’il faut faire. Ils n’ont pas été déposés sur une bouteille de lait par hasard, ni sur une boîte de cornflakes sans intentions précises. Ça m’informe. Et puis, il y avait le journal quotidien, avec ses dizaines de pages. Je le lisais quand mon père le déposait quelque part dans l’appartement en rentrant du travail. Le soir, donc. Mieux que la télé. C’était la vie qui m’entourait. Ce qu’il y avait de l’autre côté de la porte, à l’extérieur des frontières. L’actualité. Je ne me suis jamais demandé si j’y comprenais quelque chose. C’était évident. Évidemment que je comprenais. C’était comme une histoire. Voilà ce qui vient de se passer et ce qui se passera sans doute bientôt, avec la météo et l’horoscope du jour, deux vérités desquelles je n’ai jamais douté. Aussi ne faut-il pas s’étonner si parfois je plonge encore dans le journal. C’est ainsi que je perçois le monde. Celui que je lis aujourd’hui n’a plus ni météo ni horoscope. En fait, je ne sais pas trop. Peut-être y a-t-il encore la météo. Je sais mieux sentir le temps qu’il va faire, et puis, il y a Google qui m’informe des changements importants, du type « stay dry » quand il va pleuvoir, « enjoy the sunshine » quand il va faire beau, deux ou trois degrés d’écart par rapport à la veille. Je m’en fiche un peu. C’est mon côté marin d’eau douce. On verra bien dans une heure. Si j’ai chaud, j’enlèverai mon pull, et s’il pleut, ben, voilà, c’est con, c’est terriblement con, mais je serai mouillé.

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[TEASER] – DIRECT LIVE

Travelling parmi la foule d’un RER bondé. Focus sonore, au passage, sur quelques mots échappés, dans des langues chaque fois différentes, du petit groupe de touristes aux valises énormes, à celle qui téléphone le visage tourné vers la vitre, aux airs que l’on devine d’un casque d’écouteurs, les quelques travailleuses, un autre homme, téléphonant, puis des corps silencieux, regards plongés dans le paysage urbain défilant, ou dans un livre, ou sur une application, ou au hasard, dans la foule. Par chance, c’est un Non stop. Il n’y aura qu’une seule annonce. Pour l’aéroport d’orly… en français, en anglais, en espagnol. Voix mécaniques qui tombent au bon moment d’enceintes saturées. Le RER s’arrête. L’auteur descend. Il passe à côté d’un grand écran indiquant les prochains départs de bus. Plus de dix minutes d’attente. Il ira à pied. Il fait beau. La place de la gare est en travaux. On entend à nouveau ce que fut ce trajet, dans l’autre sens, qui donna lieu à Urbanity, les motos, les pas dans la rue, parfois le vent s’engouffrant dans les rues étroites, et les discussions partielles, les rires, les mendiants qui interpellent, le son d’un saxophoniste de rue et peu à peu, le calme d’une banlieue charmante, peu à peu les oiseaux. La caméra passe du ciel aux arbres, des maisons, puis suit une voiture, entre dans un grand parc ensoleillé avec des centaines de rosiers généreusement feuillus qui attendent leur temps pour fleurir. L’auteur s’assoit sur un banc. Il ouvre son cahier d’écriture. On n’entend plus que les oiseaux et le pas cadencé de quelques joggeurs. La voix de l’auteur, en off.

Il y a longtemps que je pensais à ce que pourrait être une suite de l’Artisanat furieux qui s’était naturellement terminé avant que je fasse parcourir le temps de sa diffusion complète un autre projet que j’avais, et que j’ai appelé [NO WAY], réservé pour mon blog, et dont les épisodes étaient volontairement publiés dans le désordre, pour perdre le lecteur, l’inciter à chercher, à reconstituer, ou pour me montrer au fur et à mesure de son écriture, cette impasse dans laquelle je voulais voir naître une histoire, sans heurt, sans haine. Je voulais, en quelque sorte, donner vie à ce qui n’avait pas eu lieu dans l’Artisanat, la parole unique d’un « je » poétique, entre les lignes d’éléments factuels, s’inspirant du réel et de la temporalité de ma vie pour faire émerger des formes que je ne lis nulle part. J’avais aussi envie de faire vivre la Maison d’édition virtuelle, de lui donner une activité de diffusion qui ne soit pas seulement ce pour quoi elle avait été créée, de mettre à disposition d’un public des textes littéraires sous la forme de livres. Les livres, qu’ils soient les miens ou qu’ils soient ceux des autres, m’accompagnent tous les jours. Ils sont une ponctuation du vivant, mais ils ne sont pas seuls. Nous sommes conduits dans d’autres formes de lecture et d’écriture, dans les journaux que nous lisons ou que nous écrivons, dans les réseaux virtuels que nous consultons ou que nous animons. Je ne change pas beaucoup, de ce point de vue. Ce qu’est Direct Live est à la croisée de tout cela : un peu de moi et du monde qui m’entoure, pour continuer.

Il ferme son cahier. La caméra suit lentement un couple de marcheurs silencieux. S’affichent en gros plan le titre de ce nouveau roman virtuel, et une information : « À partir de demain sur le WEB », puis on entend une pièce pour piano de Brahms sur la dernière image : « @rycholiver.org avril 2019 ».

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