Il n’y a plus qu’une seule chose qui compte à présent dans ma vie : mon téléphone intermondialique. Je peux à présent tout envoyer paître et attendre qu’il sonne. J’ai pris un congé au boulot en prétextant la mort imminente d’une vieille tante malade. Pour décrocher quelques jours supplémentaires, j’ai même inventé une histoire de promesse que j’avais faite à ma mère sur son lit de mort, lui jurant que jamais je n’abandonnerai sa soeur, et que je l’accompagnerai jusqu’à son dernier souffle. Je crois bien que j’ai pleuré. Je démissionnerai quand tout sera parfaitement planifié. Inutile de se mettre en danger. On ne sait jamais, ça peut prendre quand même un certain temps. Sûr que j’aurais pu rester tranquillement travailler, mais je ne résiste pas au plaisir de goûter à mon nouveau loisir : attendre ! Attendre au fond du canapé en sirotant un diabolo fraise, attendre que la gloire frappe à la porte, attendre que l’avenir sourît enfin. Ah ! Comme il est doux d’attendre lorsqu’on a une telle destinée !
Je repense à cet imbécile qui m’a donné ce téléphone. S’il savait tout ce qu’il a abandonné en se séparant de lui ! Héhéhé… J’ai presque envie de le retrouver pour lui montrer le pouvoir qu’il m’a légué. Je me demande bien si Robassot pourra trouver une association où tous ceux qui ont perdu une occasion pareille se réunissent pour pleurer ! Certainement que l’imbécile s’y trouvera, et au premier rang en plus ! Remarque, vu la vitesse à laquelle il s’en est débarrassé, c’est qu’il devait vouloir se soulager d’un grand poids, donc Robassot devrait le trouver dans une association de personnes soulagées, heureuses et libérées. Ah, ah ! Et dire que ça m’a coûté un café ! Les gars comme lui, je les mettrai dans le troisième monde, dans la catégorie « loser éternel » parce que la bêtise humaine mérite bien son musée, et grâce aux multiples options qui s’offrent à moi, je ne serai pas obligé d’en faire des pantins de cire pour figer leur sinistre vie inutile et ratée. Le musée Grévin du troisième monde sera un véritable zoo de spécimens vivants. Ah, oui ! Je ferai ça ! J’y mettrai les footballeurs, les présentateurs de la météo, les hommes politiques déchus, les inspecteurs des impôts, Guillotin et le pape ! Ah, ah ! Il me faudra une ville tout entière pour y mettre tout ce petit monde ! Un musée ne suffira jamais ! Loser City sera une ville immense où tout ce qu’il y a de stupide dans le paysage urbain n’existera plus que là-bas : les ronds-points, les pistes cyclables, les McDonald’s et les pharmacies de garde.
Quel bonheur !
Je ne serai plus jamais pauvre, je n’aurai plus jamais mal aux dents, plus besoin de faire la vaisselle, d’attendre le mois de janvier pour aller skier, de payer mon loyer avant le 5 du mois, de cotiser pour la retraite, de remplir le frigo, d’aller chez le coiffeur ! Il fera toujours beau, je serai bronzé comme un surfer Hawaïen. Je me figerai à la trentaine pour être en pleine possession de mes moyens, et si je veux me rajeunir pour retrouver les joies de ma jeunesse perdue, il suffira que j’aille faire un séjour dans le monde inverse. Un petit tour du côté de ma post-adolescence ne me fera pas de mal, et mes étranges refoulements n’auront qu’à bien se tenir, car je ne leur laisserai pas le loisir de me gâcher la vie une seconde fois. C’est tout de même plus efficace qu’une psychanalyse, et mieux vaut ne jamais avoir eu de problèmes que d’essayer de vivre avec toutes sortes de pathologies. Comme cette acné tardive qui a souillé mon visage au moment où tous les gars de mon âge faisaient de multiples conquêtes, m’empêchant à la fois de développer mon amour propre et la liste désespérément vide d’ex-petites copines ; ou cette nuit terrible où la maison de mes parents avait été cambriolée. C’était la première fois qu’ils me laissaient tout seul. Deux hommes cagoulés et armés étaient entrés par la cuisine, et à force de fouiller chaque pièce, ils avaient fini par trouver ma chambre où, naturellement, je dormais à poings fermés. Ils se sont mis à sauter sur mon lit en hurlant comme des sioux et n’ont rien trouvé de mieux que de décapiter une à une, sous mes yeux horrifiés, chacune des petites peluches qui ornaient mes différentes étagères. Je crois que c’est devant le massacre de Pioupiou, mon petit serin jaune, que je me suis évanoui ; ou encore ce jour sinistre où un moniteur d’auto-école dépressif a décidé de nous emplafonner dans le fond d’une impasse en actionnant lui-même les pédales du véhicule. Je suis resté plusieurs heures encastré entre l’airbag et l’appui-tête, le regard posé sur un cadavre défiguré, et je n’ai jamais pu remettre les pieds dans une voiture, ni ma tête sur un oreiller. Dix ans de transports en commun, de taxis et de marche à pied. Dix ans à tenter de dormir la tête posée sur un dictionnaire. Quinze ans de célibat, vingt-cinq ans de cauchemars.
Il est temps d’en finir !
J’ai installé mon téléphone à la place de la télé, et je passe mes journées à le contempler. Sur le coin droit de l’écran, quatre barres indiquent qu’il est toujours chargé, et pour vérifier qu’il fonctionne, je le débranche quelques heures, j’attends qu’une des barres disparaisse, je le rebranche et je regarde les petites barres défiler, prouvant qu’il est bel et bien en train de se recharger. Quelle sonnerie va surgir de ce petit appareil ? Quelle voix empruntera le destin lorsqu’il décidera de m’ouvrir toutes ses portes ? Les sonneries sont parfois tellement stupides. Celui que j’utilisais avant avait des bouts de concertos, des chants d’oiseau, des génériques de série américaine, des salsas, des rires, quelques sonneries « traditionnelles » et un mode « silence ». Je suppose que celui-ci aussi.
J’espère que je ne serai pas déçu.