Qu’est-ce que c’est fatigant le monde inverse ! Depuis ce matin (enfin, ce soir), je n’arrête pas de courir après les taxis. Ici, « courir après un taxi » est à prendre au sens propre, évidemment, car pour prendre un taxi, il faut attendre que le taxi se mette en route, et courir à côté en lui criant une destination inverse. Ce qui est bien, c’est que la mentalité des chauffeurs de taxi est réellement inversée, donc il ne roule pas trop vite. Mais quand-même, il faut courir. Pour la destination, j’ai compris le truc. J’utilise la négation, tout simplement, et quand je leur dis « Ne m’emmenez surtout pas au siège social de la compagnie des trois mondes », en général, ils y vont, c’est plus fort qu’eux. Le taxi, ça reste le moyen le plus pratique pour m’éviter de chercher. Je n’ai pas encore trouvé de clé qui me permettrait de savoir où je suis sur un plan, et encore moins de savoir où je vais. C’est du Javanais pour moi. “Vous êtes ici” est toujours à l’opposé de la ville, et les rues sont toutes à l’envers. Je me demande parfois si je ne suis pas dans le monde « bordel », où tout a été mis au hasard, comme ça vient, avec une intuition étrangement inspirée. M’enfin ! C’est vrai que je pourrais y aller à pied aussi, et m’éviter l’épisode athlétique du taxi, mais franchement, qui se passerait des remboursements de frais de ma compagnie quand en plus, le chauffeur verse au client le prix de la course sans la DVA (la détaxe sur les valeurs amoindries) ?
Pas moi.
Vivement que je retourne dans mon vrai monde parce que là, j’en ai vraiment marre ! Je n’ai pas encore réussi à manger vraiment, et ça fait déjà deux jours qu’on se regarde tous en chiens de faïence pendant les réunions parce que mes hôtes n’ont soi-disant rien à me dire. Tu parles ! Nous sommes au coeur d’une affaire d’espionnage d’envergure intermondialique, et les services publics (l’équivalent de nos services secrets) n’ont rien à me dire ! Non, comme d’habitude, il n’y a que le hasard qui fera que mon interlocuteur arrivera à me rencontrer. Quand il demande si je suis arrivé, ses crétins d’administrés lui répondent que je ne suis pas là, et ça peut durer plusieurs jours comme ça. La dernière fois, je suis reparti bredouille. Impossible de mettre la main dessus. J’ai su plus tard qu’il avait eu une urgence dans le troisième monde. Comme les voyages intermondialiques sont véritablement secrets, tout le monde croyait qu’il était là, et je ne m’étonnais pas qu’on me dise qu’il était en vacances de l’autre côté de l’Atlantique. J’ai couru partout dans la ville, de site en site, de bureau en bureau. Et, oui ! Pour le trouver, il faut que je traverse la ville de parts en parts. Personne ici ne me dira jamais où il est vraiment. Je m’y suis fait, même si les voyages en taxi à travers les rues bondées de piétons écrasés me minent parfois le moral.
Me voilà au siège de la compagnie. Comme d’habitude, c’est fermé. Il va falloir que j’attende que les hommes de ménage viennent salir les bureaux pour entrer. Heureusement, il suffit que j’entre dans le hall d’accueil pour savoir que mon interlocuteur est vraiment là ou pas, parce que le standardiste me renseigne toujours parfaitement. Enfin, j’me comprends. S’il me dit qu’il n’est pas là, c’est qu’il m’attend dans son bureau. Le plus dur finalement, c’est d’arriver à entrer.
— Monsieur ! Téléphone pour vous !
Ah, oui ! J’avais oublié le coup du téléphone. C’est un peu comme les crottes de nez, une sorte de rituel local auquel on ne peut pas échapper, et auquel je ne peux pas m’habituer non plus, malgré le nombre incalculable de voyages que j’ai faits dans le monde des mutants. Ici, donc, les téléphones sonnent en permanence, surtout quand les lignes sont occupées. Et depuis l’avènement du téléphone portable, on voit déambuler dans les rues des milliers de piétons qui portent au ceinturon le petit objet retentissant. Quand on a un appel, le téléphone s’arrête de sonner et dès qu’il se remet à sonner, on le remet dans sa poche. C’est comme ça. Je n’ai toujours pas compris comment ils faisaient pour communiquer vraiment, mais apparemment, ils sont aussi avancés que nous dans ce domaine. Je suppose qu’il doit y avoir un moyen de savoir ce que l’autre pense, surtout si on ne le sait pas. C’est parfois un petit peu déroutant à comprendre, mais j’imagine qu’il y a un truc de cet ordre. Il suffit en effet que personne ne sache rien pour que tout le monde le sache. Comme quoi, les sociologues psychanalystes qui travaillent sur l’inconscient collectif ont encore beaucoup de choses à apprendre. Il ne faut donc pas s’étonner qu’un passant s’arrête dans la rue et refile son téléphone à un autre passant. Dès que le téléphone s’arrête de sonner, on le passe à un autre puisque, de toute façon, si on nous appelle, c’est que ce n’est pas pour nous.
Logique, non ?
Bon, ben me voilà avec un téléphone. Y avait longtemps que je n’en avais pas eu, tiens ! Il faut que j’attende qu’il sonne, et je le mettrai dans ma poche. Comme ça, en plus de courir après le taxi, je sonnerai, comme tout le monde. En attendant, je vais faire “coutume locale” et écouter ma non-conversation en silence. Ça me fera une pause…
— Bonjour Monsieur, je sais que vous ne pourrez pas me parler, et je connais les méthodes de votre compagnie. Essayez de ne pas penser à ce que je vais vous dire. Vous le retiendrez, de toute façon, et vous pourrez agir plus tard, en lieu sûr. Surtout, ne dites rien !
Mince, y a quelqu’un ! Penser à autre chose. Oh ! J’ai faim ! Qui ça peut bien être ? Mais pourquoi je suis venu ici alors que je devais aller de l’autre côté de la ville ? Penser à autre chose, penser à autre chose. Tiens, il va pleuvoir. Ouf, j’ai oublié mon parapluie !
— Très bien ! Je vais être bref pour éviter les soupçons. Notre commando porte des espoirs patriotiques en vous, camarade, car vous êtes notre dernière chance. Si nous n’agissons pas, nos mondes vont imploser. Les pires cauchemars sont à nos portes. Écoutez bien ! J’ai une mission pour vous.