Au café, j’ai d’abord opté pour une fuite en avant, en abandonnant lâchement le téléphone sur la table. J’ai payé les consommations, et je suis parti, tranquillement. Le serveur, surpris que je laisse un téléphone en guise de pourboire, m’a coursé dans la gare en hurlant : “Monsieur, Monsieur, votre téléphone !”. J’ai essayé de le semer dans la foule, puis, comme il me suivait toujours, je me suis incrusté dans un car de touristes asiatiques déjà occupés à prendre quelques photos. Je me suis retrouvé, seul visage pâle au milieu de teints jaunis par plusieurs siècles de soleil levant, dans un véritable guet-apens. À la demande de mon serveur, sous le regard ahuri des yeux tous plus bridés les uns que les autres, le chauffeur m’a montré du doigt. Je pouvais difficilement lui échapper. C’est un délit de faciès.
Ensuite, j’ai animé une longue discussion avec le serveur, en lui expliquant que ce téléphone ne pouvait pas m’appartenir. J’en ai sorti un de ma veste pour lui prouver que j’en possédais déjà un, et que j’étais ravi des services que m’offrait mon agence. Je lui ai montré comment on pouvait gagner du temps avec l’écriture intuitive des textos. Il fut surpris par l’avantage inestimable de pouvoir enregistrer des numéros dans un sous-répertoire, augmentant ainsi considérablement la facilité d’accès aux numéros favoris. Je lui ai fait une démonstration avec le numéro de ma mère.
Enfin, le téléphone est passé de mains en mains. Les siennes, les miennes, les siennes, les miennes, les siennes, les miennes. Il a dit « ça suffit », et il est parti. Je ne savais pas qu’un serveur pouvait à ce point avoir envie de se débarrasser des objets trouvés. Il m’a expliqué qu’il perdait un temps précieux chaque jour à aller déposer les parapluies et les agendas au bureau des objets perdus, qu’à chaque fois, il fallait qu’il remplisse une décharge et qu’à force d’apporter des portefeuilles vides, les agents le soupçonnaient d’être le célèbre pickpocket de la gare, celui que les voix électroniques dénoncent à longueur de journée. Ils en avaient même parlé à son patron.
Ben voilà. Je suis sur le trottoir, et j’ai un nouveau téléphone. Je repense aux phrases de mon mystérieux donateur et je fais rapidement la liste des choses que je ne pourrai plus faire : aller au cinéma, au théâtre, à la bibliothèque municipal, à la piscine. Plus possible de conduire sereinement, de prendre un siège confortable dans le train, d’aller aux États-Unis en avion, de dîner dans un restaurant bruyant, d’aller en boîte, de subir une quelconque opération qui m’endormirait plus de deux minutes.
Jamais je n’avais réalisé à quel point l’homme pouvait être assujetti au progrès technologique. C’est fou. C’est complètement fou. Est-ce que je vais me laisser envahir par une machine qui ne sonnera certainement plus jamais ? Dire qu’il suffirait que je le laisse sur le trottoir pour être débarrassé de ce problème à tout jamais. Le téléphone sonnerait dans le vide, quelqu’un d’autre décrocherait. Dès fois, les cabines téléphoniques sonnent dans la rue, et il y a toujours quelqu’un qui répond. C’est ça. Je vais laisser le téléphone sur le trottoir et retourner à une activité normale. J’ai tellement de livres à rendre à la bibliothèque ! Je ne peux pas me permettre de ne plus y aller. Et si le téléphone sonne, et bien… Si le téléphone sonne, un autre que moi pourra connaître l’issue merveilleuse de cette histoire. Et si le gars peut gagner des millions grâce à ça, et bien, tant mieux pour lui ! AAAh ! Et si l’histoire le conduit sur une affaire passionnante ! Et si je rate encore une étape dans ma vie ! Et si c’est l’autre qui profite de mon blé ! Merde ! Je ne sais pas quoi faire. To dring or not to dring !
Il faut que je me débarrasse du téléphone honnêtement. Le numéro est sur le mur. Il suffit de le prendre et de l’afficher partout. Je vais attirer tout le monde, je ferai une affiche, et tant pis si je dois sucer gratis, faire des massages, donner des cours de maths, emmener les vieilles au bridge, donner cinq places de parking, et des chiens, et des chats. Partout dans la ville, un numéro à appeler, et hop, au premier appel, un rendez-vous au café de la gare et c’est fini.
Voilà mon mur. Oh putain, ça pue ! C’était où déjà, le numéro. Noémie… la sécu… Bouge de là… Ah oui, le voilà. Héhé, je vais même faire un essai. Comme ça, je connaîtrai la sonnerie à ne pas rater.
Ben alors, ça sonne pas ? J’ai la tonalité et ça sonne pas ! J’espère qu’il l’a pas mis sur silence son truc, parce que si je dois en plus garder un oeil en permanence sur l’écran, je vais devoir revoir à la baisse le nombre d’activités qui occupent ma pauvre vie et je…
— Allô ?
— Mince, qui êtes-vous ?
— Ben, c’est Greg ! Tu as trouvé le numéro au bassin des trois sirènes, c’est ça ? T’inquiète pas, t’es pas le premier à m’appeler ! C’est quoi ton petit nom ?
— Mais Monsieur, je ne vous permets pas ! Raccrochez, s’il vous plaît ! Vous avez piraté ma ligne !
— Ben alors, on a honte de son appel ? Faut pas avoir honte, tu sais. Y a pas d’mal à s’faire du bien !
C’est une erreur. Raccroche, vite. Du calme, du calme. On refait le numéro, et on écoute la sonnerie. Tonalité : ok. Sonnerie : pas ok.
— Alors ? On a des remords ?
Merde. C’est pas le bon numéro.
Si j’avais composé le bon numéro, je serais tombé sur Greg, il m’aurait invité à sa petite gâterie gratuite, je n’y serais pas allé, et rien de tout cela n’aurait commencé. Et maintenant, j’ai un téléphone, mais je n’ai pas le numéro. Adieu bridge, parkings et maths. Adieu petites affiches sur les murs. Il faut que je trouve le numéro. Je vais aller dans une agence, ils me diront. Si je tripote ce truc, il ne sonnera jamais.