Chapitre 8 – Marcel

Le facteur, c’est un véritable petit espion. Il sait qui déménage, qui reçoit “30 millions d’amis”, qui reçoit soixante-quinze lettres de vœux par an. Une petite enveloppe encadrée de gris, et il sait qu’il y a un mort dans la famille Rougeon. Une carte postale, et il sait où votre neveu passe ses vacances, il connaît la date de votre anniversaire, il sait que vous avez une tante Martine, un chien qui s’appelle Pupuce. Après, il y a le courrier recommandé. Une véritable aubaine ! Si le destinataire est sur les lieux, facile, il suffit de monter pour tout savoir. Le gars ouvre la porte, s’étonne de recevoir un recommandé, l’ouvre, sans se méfier, sous les yeux ébahis du facteur qui hurle, dans son for intérieur : j’en étais sûr, c’est sa banque ! Interdit bancaire. Si c’est l’agence immobilière, c’est l’expulsion dans les trois prochains mois. Si le gars n’est pas là, le courrier repart au bureau de poste. Vous pouvez être sûr que le facteur a essayé, par n’importe quel moyen, de voir ce que le courrier contenait. Mais bon, ça, c’est la routine. Parce qu’il n’y a pas que le courrier, dans la vie d’un facteur ! Il passe dans vos rues, longe vos murs, traversent vos cours, il sait quand la fourrière est passée pour emmener la twingo violette de la vieille du 35, il sait quand le trottoir est nettoyé, qui est le vilain riverain qui promène son chien dans la rue Ménard, il sait tout ! Enfin, tout ce qui se passe pendant son temps de travail. Faut pas pousser, quand-même !

Après le facteur, la course des petits espions continue, et le témoin passe entre toutes les mains : le balayeur, le jardinier municipal, le SDF qui vend des journaux, l’agent piétonnier qui fait traverser les enfants à midi, les conducteurs de bus et toute une série de petit personnel qui, si on lui demande, peut faire des rapports circonstanciés sur l’activité de quartiers tout entiers. Vous remarquerez que toutes ces personnes sont savamment disposées dans la rue. Certaines ont des positions fixes, au milieu des carrefours, d’autres ont des itinéraires réguliers. Mais vous ne les voyez jamais toutes ensemble.

Jamais.

Moi, j’arrive en dernier sur la liste. C’est juste à cause de mes horaires. Avant, je travaillais le matin, très tôt, et j’intervenais bien avant le facteur, mais il paraît qu’à sept heures, on dérangeait tout le monde. Alors, on nous a mis le soir. M’en fous, comme je travaille après vingt heures, j’ai des suppléments “horaires de nuit”. Et puis, je préfère le soir, on fait des bilans. C’est bien, les bilans.

Je ramasse les ordures ménagères depuis plus de quinze ans. Oh, le travail a bien évolué, même si notre objectif principal est resté le même : faire disparaître vos déchets. Votre caca, il passe dans les tuyaux, votre vaisselle sale s’essore dans les égouts, mais vos mouchoirs pleins de microbes, les couches de vos enfants, les restes d’omelettes et de cassoulets, les cendriers et tous les trucs qui puent, ils passent entre mes mains. Un sac qui tombe par terre, et c’est la moitié de votre semaine que je vois défiler sous mes yeux. Je sais que le pot au feu de la belle mère est passé à la trappe, que le poisson du vendredi était dégueux, que le petit a la diarrhée. Ouais, d’accord, y a des trucs qui ne sentent pas comme les papiers, les enveloppes, les catalogues de cul, les bouteilles d’eau, mais ces ordures-là, elles sont recyclées et moi, je m’en occupe pas. Je ne m’occupe que des trucs crades.

Je ne sais pas vraiment ce qu’il avait de si particulier, ce container, pour alerter ainsi mon attention routinière. Son poids ? Bof, depuis qu’il y a des roulettes, je ne m’intéresse plus vraiment au poids des containers. Peut-être sa position sur le trottoir. Ouais, c’est sûrement ça. Petit espion que je suis, je sais que les gardiens disposent LEUR container toujours au même endroit, tous les jours. Même quand on leur dit de ne pas le mettre si près du caniveau, il le mette, c’est comme ça. Ils font comme les chiens, ils marquent leur territoire. Ce soir-là, un container légèrement trop à droite, bien fermé alors que, d’habitude, il déborde, c’était assez pour intriguer ma curiosité. Alors, je l’ai ouvert, et puis je l’ai fouillé.

Quelle horreur !

Des paquets bien ficelés, sanguinolents, de différentes tailles. D’abord, la joie de découvrir quelque chose. Puis l’inspection immédiate de mon odorat expert. Odeur peu familière, se rapprochant à la fois du boucher et de la résidence de personnes âgées. Rien de plus. Ensuite, le poids. Le premier paquet était assez lourd, je l’ai posé sur le trottoir. Le deuxième était tout rond, et tout dur. J’ai pas mis longtemps à comprendre que les deux paquets un peu plus longs, cachés au fond, c’était des jambes, que les quatre petits paquets, c’était des pieds et des mains, et que le paquet rond que je venais de poser sur le banc, AAAAAAAAh, c’était la tête ! Souffle, Marcel, souffle ! Restait plus que le torse. AAAAAAAAh ! Un torse, une tête, des pieds, des mains, des jambes !!!!! Mais, mais… Souffle Marcel, n’y pense plus, c’est fini. Mais où sont les bras, où sont les bras !!!! J’ai retourné le container. Il a bien été vidé. Il n’y avait rien d’autre dedans. Pas de bras. C’est affreux, on a assassiné un homme tronc.

J’ai pris l’initiative de décortiquer un des paquets pour savoir à qui appartenaient ces bouts de corps, pour prévenir la police. Le corps était encore habillé, il y avait une veste autour du torse, et un portefeuille. AAAAAAAh ! C’est dégoûtant. Le serial killer a agrafé des petits bouts de papiers sur le torse. “Tobby, je t’aime”. Y en avait au moins cinquante. M’enfin ! j’ai quand-même retrouvé les bras, ils étaient avec le torse. Beurk ! J’ai fouillé dans les poches. Carte d’identité.

Oh… C’était une fille… Mathilde.

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