Ce qui est bien quand on est contrôleur fiscal, c’est qu’il n’y a jamais de hasard. Quand votre instinct vous conduit à douter de l’honnêteté d’un contribuable, c’est que vous avez perçu des signes précurseurs, des sortes de petits indices outrageants pour le fonctionnaire que je suis. On dirait que ça passe inaperçu comme ça mais, en fait, ça se voit comme le nez au milieu du visage. Chez nous, ça porte un nom : l’expérience. Du coup, quand j’organise une petite pré-enquête pour prendre les fautifs la main dans le sac, je ne me trompe jamais. Inutile de lancer des contrôles fiscaux en tirant au sort. Avec cette méthode, quatre coups sur cinq, on tombe sur des gens honnêtes. Mieux vaut un coup de maître qui rapporte beaucoup d’argent, que plein de petits coups. C’est que ça coûte cher, une procédure d’inspection. Il faut être sûr, avant de commencer, que le redressement fiscal remboursera les frais engagés. J’ai appris ça au stage que j’ai suivi auprès du service des douanes. Eux, ils s’en foutent des petits dealers qui trafiquent à Barbès, ils s’en foutent du barman qui vend des cigarettes aux clients, ils s’en foutent des mecs qui remplacent les étiquettes de jeans pour vendre leurs fringues pourries à des prix exorbitants. Ce qui leur faut, aux douaniers, c’est un super-coup, plusieurs tonnes de drogue, des milliers de cartouches de cigarettes. Le must, c’est quand ils trouvent des immigrés entassés dans des camions réfrigérés. Là, ils sont contents.
La différence entre le service des douanes et moi, c’est qu’au service des douanes, ils sont tout plein de fonctionnaires qui suspectent, enquêtent, prennent en flagrant délit, emprisonnent, et que moi, je suis tout seul. Seul face à l’immensité anonyme des contribuables supposés honnêtes. Ah ! Foutu concept que la présomption d’innocence. Si je suppose que tout le monde est innocent, autant mettre la clé sous la porte ! Pour un contrôleur fiscal, tout le monde est potentiellement coupable, tout le monde grappille quelques euros par-ci, par-là. Accepter un chèque comme cadeau d’anniversaire : COUPABLE ! Passer l’achat d’un ordinateur sur ses frais réels : COUPABLE ! Arrondir le nombre de kilomètres qui séparent son domicile de son lieu de travail : COUPABLE ! Faire des ratures dans la case AJ pour obliger l’administration à réfléchir, puis à renvoyer le bulletin avec une note dûment signée, créant ainsi un retard d’au moins quinze jours : SUPER COUPABLE !!!
Avant de me lancer dans les grandes affaires, je me suis entraîné sur des personnes de mon entourage. Il me fallait une méthode infaillible. C’est pas tout de lancer une procédure, il faut ensuite assumer les justifications foireuses des coupables qui nous renvoient toujours la faute sur le dos. “Vos documents ne sont pas clairs” et “J’ai toujours déclaré le moindre centime, et aujourd’hui, vous me contrôlez pour trois euros”. MENTEUR ! Ensuite, un rapport de force s’installe. Les pleurs, les propos vulgaires et le chantage affectif : “Vous comprenez, c’est la télé que ma femme m’a achetée pour nos vingt ans de mariage !”
Redressement fiscal ! En général, ils en ont pour trois ou quatre ans. Et on nous demande de vérifier fréquemment tous les contribuables qui ont déjà fait l’objet d’un contrôle. Comme ça, on piste les récidivistes.
Pour améliorer ma méthode d’inspection, j’ai fait un petit carnet, avec toutes mes enquêtes. Je le relis de temps en temps, comme on feuillette un album photo. Mon enquête préférée, c’est la première. La cible : mon cousin Bernard. Petite crapule qui se la jouait bêtement dans les fêtes de famille. Un jour, je me suis glissé dans les conversations. Il était assureur. COUPABLE ! Trop fier de ses histoires, il racontait à tout le monde comment il faisait avec les voitures de ses clients. Belle technique ! Un jeune arrive, il prend l’assurance la moins chère, sans la clause contre le vol. Il laisse une copie de la carte grise et son adresse. Le cousin laisse passer le délai de rétractation, fouille le quartier, et pique la voiture. D’après lui, il vaut mieux que le vol ait lieu dès le premier mois d’assurance du client, ça fait plus “destin qui s’acharne”. En tant qu’assureur, ça ne lui coûte rien, parce que le jeune pauvre ne s’est pas assuré contre le vol. Ensuite, le jeune revient chez l’assureur, avec sa nouvelle voiture, et il signe la clause contre le vol, triplant ainsi sa prime d’assurance. J’étais sûr que le cousin, il se servait au passage. J’aurais pu le dénoncer à la commission de contrôle des assurances, voire à la police, pour vol. J’ai préféré le contrôle fiscal, et j’ai ordonné une enquête. COUPABLE !
Mon nom n’apparaît jamais dans les procédures. C’est plus pratique pour les enquêtes. Comme ça, j’ai pu tester une bonne série de personnes que je connaissais de près ou de loin. Mon quartier est truffé de contribuables inspectés. Voisines, commerçants, amis, famille, adjoint au maire, et cette hôtesse de l’air qui revenait de voyage les bras chargés de sacs. COUPABLES ! TOUS COUPABLES !
Cela fait bien plusieurs mois que j’observe la boulangère. Même si mes doutes grandissent de jour en jour, j’attends toujours que le détail me saute aux yeux avant d’agir. Alors elle, elle les enchaîne, les détails. D’abord, la fermeture de la boulangerie, et sa petite escapade pour aller chercher je ne sais quelle rente dans les immeubles voisins. Ensuite, j’ai bien l’impression que le personnel tourne beaucoup dans la boutique, ces derniers temps, ça sent le travail au noir, tout ça ! Enfin, pour couronner le tout : le coup de fil anonyme ! C’est un classique, le coup de fil anonyme. Parfois, j’enquête même sur les personnes qui appellent. Tout le monde est fiché. Ils croient tous qu’il suffit de ne pas dire son nom pour être anonyme, et ils appellent de chez eux ! Débutants ! C’est vraiment amusant d’arroser l’arroseur. Là, je crois que je vais laisser partir la petite Mathilde avec ses petites économies. Par contre, la mère, elle va subir le pire contrôle fiscal. Quand l’huissier fermera la boutique et que la boulangère me suppliera de lui laisser quelques sucettes pour sa nièce, alors, je serai rassasié.