TCHAC ! TCHAC ! Toutes les deux minutes dans ma tête. TCHAC ! TCHAC ! Couteau en l’air. Sang partout. TCHAC ! TCHAC ! Et la patte qui tombait, et ma mère qui pestait contre ce foutu temps qu’elle perdait à se baisser pour ramasser les bouts. TCHAC ! TCHAC ! “Pourquoi tu pleures, Roger, tu l’aimais bien, Tobby. Maintenant, on va en faire du pâté. C’est ça, la ferme. C’est ça, les vacances.”
C’est ça ! Merci pour les vacances : dans la cour de la ferme, y avait toujours un truc, pendu par les pieds, qui saignait encore. Je les voyais faire, parfois. Ils prenaient le lapin, lui attachaient les pattes, l’accrochaient sur un clou et TCHAC, un petit coup de couteau sous la gorge, et le lapin, il pissait tout son sang. Ils récoltaient le sang dans une petite coupelle pour faire du bouillon. Après, c’était de la couture, mais à l’envers. Ils enlevaient la peau du lapin, comme on enlève un pull-over. Un coup sec. TCHAC ! Et le lapin séchait tout l’après-midi. Avec la volaille, c’était autre chose. Pas besoin de les faire saigner. Par contre, fallait déplumer. Un coup sur la tête. TCHAC ! Et après, plume après plume, on déplume. Ces scènes de barbaries agricoles étaient tellement fréquentes, que tout le monde s’était habitué à voir crever les lapins, les coqs, les poules, les canards. Tout le monde s’était habitué à nourrir les petits poussins, à les voir grandir, à leur donner même des petits noms quand ils étaient rigolos et qu’ils entraient dans la maison, chassés à coup de pompes dans le cul par le grand-père, et puis tout le monde s’était habitué à les voir sécher dans la cour, à les voir cuire dans la marmite, et à les manger au dîner.
Tout le monde, même moi.
Par contre, un été, quelques jours après notre arrivée, j’ai vu débarquer Tobby. C’était pas souvent qu’il y avait des cochons à la ferme. Il était mignon comme tout. Il avait son petit enclos personnel. J’ai tout de suite eu beaucoup d’affection pour Tobby. D’ailleurs, c’est moi qui l’avais appelé comme ça. Tous les matins, j’allais avec lui faire le tour du village. Je lui avais concocté une petite laisse. On était devenu des copains. Plusieurs années de suite, j’ai réussi à passer des vacances agréables avec Tobby. Je suis sûr qu’il me reconnaissait. À chaque fois, il prenait au moins dix kilos. Et puis, je me souviens, c’était un dimanche, il y avait plein de monde à la ferme, c’était une grande fête de famille comme il y en avait parfois pour les anniversaires. Les hommes ont quitté la table, et les femmes ont commencé à préparer des plats, des conserves, des grosses marmites. J’ai d’abord pensé aux lapins, mais il y avait de quoi faire un civet pour tout le village avec toutes ces casseroles. Et puis, les cris. Horribles. La petite voix perçante que j’aimais tant. J’ai couru jusqu’à l’enclos de Tobby. Les hommes se jetaient sur lui, sautant dans sa merde, plongeant comme dans un match de rugby.
“Je l’tiens, ça y est ! Allez, frappe !”
L’horreur. Un coup de massue sur la tête. PAF ! Tobby… Un cri atroce. Un deuxième coup. PAF ! Tobby… Il bouge encore, bas-toi, Tobby ! Un troisième coup. PAF ! Il bouge plus.
“TOBBYYYYYYYYYY !!!!!”
Je crois bien que je me suis évanoui, parce que, après cette scène, j’étais dans ma chambre. TCHAC ! TCHAC ! Les femmes travaillaient dans la cuisine. Les hommes fumaient dans la cour. TCHAC ! TCHAC ! Ma mère découpait Tobby. “Donne-moi la patte, Sandra !” TCHAC ! TCHAC ! La cousine est dans le coup. Elle jouait avec moi, pourtant, on s’amusait bien avec Tobby, quand il vivait encore. TCHAC ! TCHAC ! Et la frangine de mon père, cette vieille peau, Mathilde, qui prenait un malin plaisir à fourrer ses deux mains dans les boyaux. “Ah, ah, ah, il va être extra, le boudin, cette année”. Boudin toi-même ! Je la déteste. Un jour, je la découperai, la frangine de mon père. TCHAC ! TCHAC ! Un bon boudin de tante !
Je crois que si j’ai choisi d’être routier, c’est pour fuir cette famille répugnante. Ne plus jamais les voir, surtout ma tante. Partir, et ne jamais revenir. Quand je roule, je vois défiler les kilomètres, j’ai l’impression de ne plus être sur la même planète qu’eux, même si je tourne en rond. TCHAC ! TCHAC ! Le bruit du moteur, ça couvre un peu les bruits de ma tête. Toutes les deux minutes. TCHAC ! TCHAC ! Je mets la radio à fond, je chante à tue-tête. Je dors mal. J’ouvre les fenêtres, sur le bord de l’autoroute, pour entendre les moteurs de camions. TCHAC ! TCHAC ! Rien à faire, alors, pour passer le temps, des fois, je prends un auto-stoppeur. On discute un peu. Les inconnus, c’est bien, ils ne savent rien, et puis on peut leur raconter n’importe quoi, ils s’en foutent.
Tiens, en voilà une.
“Montez, ma p’tite dame.
– Oh, merci beaucoup.
– Et vous allez où, comme ça ?
– À Marrakech !
– Oh, oh, c’est que je ne pourrai pas aller après Marseille, moi ! Je ne flotte pas encore ! Ah, ah, ah !
– Marseille ? C’est bien. Après, je verrai.
– Et votre petit nom, c’est quoi ?
– Mathilde.”
Mathilde. TCHAC ! TCHAC ! Mathilde. TCHAC ! TCHAC ! Mathilde. TCHAC ! TCHAC !