Toute une vie passée à se lever à la même heure, à prendre le même métro pour aller dans le même bureau. Toute une vie passée à faire le même travail, à rencontrer les mêmes collègues avec qui on va prendre, à la même heure, le même sandwich. Toute une vie passée à prendre le même quart d’heure, tous les matins, pour aller chercher une baguette dans la même boulangerie.
C’est tout de même apaisant quand on a trouvé, une bonne fois pour toute, la baguette qui accompagne le café du matin. C’est qu’il y en a, des baguettes : la baguette du patron, la baguette au cumin, la baguette au sésame, la baguette complète et la baguette aux céréales. Et celle-ci, elle s’appelle comment déjà ? Ah oui, la baguette tradition. C’est qu’il ne faut pas faire l’affront à sa boulangère de ne pas connaître le nom attribué à chaque spécialité de la maison. Pour apprendre le nom de tous les pains, il faut venir aux heures de grande fréquence. Le mieux, c’est le dimanche, après la messe. Chacun y va de sa petite préférence, parce que c’est dimanche, et l’étranger du quartier a alors besoin d’un dictionnaire spécifique pour s’y retrouver. Le pain de campagne, c’est le pain bûcheron. Si le client demande un pain de campagne, la boulangère répond gentiment, sur un ton à la limite du “j’ai bien compris ce que vous vouliez mais vous n’êtes pas à Franprix, ici” : Vous voulez dire, le pain bûcheron ? C’est ça, le pain bûcheron. Moi, j’ai choisi la baguette normale, celle qui n’a pas de nom, celle que tout le monde prend pas trop cuite ou moulée, celle qui fait le bonheur des sandwichs, des mouillettes et des tartines beurrées. Je connais les heures où les baguettes sortent du four, je sais venir les chercher quand je suis sûr qu’il y en aura encore. Il n’y a rien de pire que d’entrer dans une boulangerie et d’arriver au moment où votre pain quotidien est en rupture de stock. Déclencher l’avertisseur barbare, cette espèce de grappe de clochettes en ferraille accrochée au-dessus de la porte pour prévenir de votre entrée, au cas où vous partiriez avec les bonbons Haribo et les sucettes Chupa Chups à la fraise. Faire venir la boulangère, les bras chargés de petits gâteaux à la crème, l’obligeant à les déposer sur le comptoir en lançant une injonction du type “Monsieur ?” qui veut dire à la fois : “Bonjour”, “Comment allez-vous”, “J’ai reconnu en moins de dix secondes que vous étiez un homme”, “Ouh, il fait pas chaud, ce matin !” et “Que désirez-vous ?”. Là, s’il n’y a plus de baguettes, ce que l’on remarque au premier coup d’œil, une chaleur proche de la honte vous envahit depuis la chaussette gauche, et vous vous demandez pourquoi vous n’avez pas regardé à travers la vitre avant d’entrer. Quand on connaît les heures de production de sa boulangère, on s’évite ce genre de désagrément, et on passe à une autre sorte de vie : la routine.
C’est vrai que la boulangère, dans sa constance, à quelque chose de rassurant. Tous les matins, elle allume la vitrine de sa boutique. À des heures étonnamment fixes, elle installe les mêmes religieuses au même chocolat, les croissants chauds et les pains aux noix. Elle accueille les clients avec le même sourire et leur demande inlassablement ce qu’ils veulent, feignant de ne pas les reconnaître et de ne pas savoir ce qu’ils ont l’habitude de prendre.
“Monsieur ?
– Une baguette, s’il vous plaît.”
Le prix a changé en quelques années, mais la baguette est la même. Elle est toujours aussi bien cuite, aussi bien présentée, et le papier d’emballage est toujours soigneusement préparé à côté de la caisse.
“Et avec ceci ?
– Ce sera tout, merci.
– Au revoir, Monsieur, et bonne journée.”
Voilà les mots d’une boulangère. Toute une vie passée à accueillir des clients qui viennent chercher la même chose, à la même heure. Cette constance implacable place le client au rang de patient et justifie amplement les augmentations de prix qui font du salaire de la boulangère un véritable honoraire de spécialiste. À croire que les boulangères ont toujours un œil sur la bourse, les derniers chiffres du chômage, de l’inflation et de la consommation des ménages. Elles sont toujours discrètement à la pointe de l’augmentation.
Changez une fleur dans un bac municipal, changez la puissance des ampoules de la rue, changez la politique étrangère de la France, personne ne s’en rendra vraiment compte à moins que ce ne soit dénoncé par un journal à scandales. Mais changez l’heure de passage du facteur et les horaires d’ouverture de la boulangerie, et vous risquez l’émeute urbaine. Toute la cohérence de mille vies réunies en un même quartier se trouve alors perturbée. Certaines choses devraient avoir besoin d’une autorisation spéciale des services secrets du ministère de l’intérieur pour être bougées.
Et pourtant.
La pluie s’est installée, ce matin de novembre. Jusque-là, rien d’inhabituel. Mais aujourd’hui, le sourire est amer, le “Monsieur ?” moins aigu, le temps pris pour recompter la monnaie est démesurément long, et l’absence du célèbre “Et avec ceci ?” m’arrive au visage comme une insulte. Sur le chemin de la sortie, je remarque cette petite affichette qui annonce que la boulangerie fermera exceptionnellement à 17 heures. COMMENT ? 17 heures, mais que va-t-elle faire à 17 heures ? Qui va ranger la boutique, préparer les gâteaux, nettoyer les étagères, jeter les restes, compter la caisse ? Que peut bien faire une boulangère en-dehors de vendre du pain et de préparer des gâteaux ?
Ai-je un instinct de voyeur que je ne me connaissais pas ? Il faut que je sache, il faut que je sache. Et puis, merde ! C’est mon pognon, après tout. 17 heures. T’inquiète pas, j’y serai.