L’empoisonnement agit encore virulemment. Ce sont des histoires qui se racontent dans le silence de nuits lourdes. Le détail qui avait failli me porter au-delà de ce que j’attendais s’est évaporé dans l’atmosphère. L’écoute était tout autre. Je n’arrivais plus à m’entretenir. Voix éraillée. L’oscillation n’est plus qu’un battement de cœur, une source, avec mes propres mots. Là où tout s’effleure, je travaille en profondeur. Il n’en restera que quelques bribes. Je le sens aux verbes qui m’obligent à me situer. Ce présent dont on ne touche que l’instant même de la grâce, il ne se partagerait pas, autant que toutes les autres fictions, dès lors qu’une théorie s’immisce, ralentie l’influence qu’on aurait de ces vies entières relatées en quelques phrases, lorsque je mens, ou lorsque j’attends, pour protéger ce que je n’ai à ce jour jamais lu, ni de moi ni d’un autre, voyant à quel point même attentif à tout ce qui se déroule, je dois encore apprendre à quoi se lie la durée, à quelle nécessité, tous ces chemins que je dois emprunter, pour ne rien laisser de côté, ne rien feindre, car malgré toutes les analyses énoncées, toutes les manœuvres dénoncées, je n’ai de vrai à dire que ce qui m’aspire, cette énergie continue d’une seule vie, comme une enveloppe laissée sur une cheminée sur laquelle est inscrite la mention « ne pas ouvrir avant ma mort », qui ne se découvre qu’une fois terminée, parfois le temps d’un livre, le temps d’un seul soupir, je les vois, alité, j’en forme lentement l’unité, sans rêve, sans peine, l’enfermement, le soin, et bientôt l’aventure. Pour le moment, je fabrique des formes de dépendance, je me lie à des violences fictives, non que je n’en aie aucune de réelles, mais que les inventées, ou les distribuées, à la volée, comme tout le monde, pour être avec le monde, pour ne surtout pas avoir à revendiquer l’individualisation de ce besoin, à chaque détour, de détruire l’image qu’on aurait de moi. Je déplace. Le sujet se déplace. Il change de corps. En faire de l’imaginaire est une nécessité. Cela soigne partout. Non partout au sens de tout le monde. Partout au sens de immédiatement. Il manque peut-être cette auto-reconnaissance d’une valeur paradoxale qui ne s’accorde à aucune autre valeur paradoxale entourant le quotidien de chaque émotion. Le pire serait de croire qu’il n’y a qu’une seule loi, égalité de l’être en ce domaine précis où ne se trouve, au contraire, que la puissance d’un seul, dans le rare, — et l’unique, sans doute —, espace où elle s’exprime sans retenue, où il n’y aura jamais d’heure pour le dire, jamais de manière convenue, jamais de tournure adéquate. C’est pour cette raison que le décor n’a plus lieu d’être, à part l’imagerie provoquée par l’Esprit à l’instant même où le regard intérieur virevolte, s’ancre ou se disperse, où s’échappe l’intégralité des codes dans la mémoire de ce qui a été au premier jour, propulsé, source de vie, au centre d’un tout opérant qui réclame qu’on le possède, qu’on l’altère, pour mieux orienter cette part du vivant qui ne saurait être démuni de sa fonction. J’ai bien vu à quel moment il n’était plus envisageable de penser autrement, lorsque l’émotion envahissait toutes les productions de l’être, les larmes aux yeux, tendant la main, pour s’entendre dire qu’il y avait dans tout cela une voie raisonnable, une voie juste, une opinion fondée. À partir de là, ce n’était plus le même savoir qui se mettait en action, ce n’étaient plus les mêmes influences. C’était l’autoformation d’un désir originel, et déjà, je savais, je savais comment il faudrait faire, je savais le temps que cela prendrait, je savais que tout ce qui entoure ne serait plus qu’un rempart à abattre, que rien ne pourrait y résister. Désormais, l’état d’urgence est terminé. Téléphone portable en mode avion lorsque je sors de chez moi, qui me servira de montre (puisque je n’en ai plus) et d’appareil photo (puisque je n’en ai plus). De cabine téléphonique aussi (puisqu’il n’y en a plus). Et je rentrerai le soir chez moi, découvrant à l’ancienne les messages du jour comme on les découvrait jadis sur nos répondeurs (lorsque nous en avions). Et je rappellerai s’il n’est pas trop tard, ou j’attendrai le lendemain. Et si je suis chez moi, on pourra me joindre. Sinon, il faudra calculer, ou se souvenir qu’à certaines heures, je ne suis pas joignable. L’expérimentation sera radicale durant une semaine entière. Je préfère le « il n’est jamais chez lui » (ben oui, je travaille presque tout le temps) au « il réagit dans la minute » (supposé disponible 24h/24). Je n’en voudrais pas à celles et ceux qui tenteront de toujours tester ma réactivité. Ce n’est plus possible, en notre temps, d’être constamment en travail de notre propre soumission à la doxa commerciale. Et tant pis, donc, si on ne comprend pas. De toute façon, d’une manière générale, on ne comprend pas. Il faudrait vivre ensemble au quotidien pour comprendre. C’est valable pour l’ensemble de l’humanité. Le jugement tombe. La disponibilité s’oriente différemment. Le journal à l’heure du journal. Fin des expressions télévisuelles permanentes. Voici le livre à nouveau, seule actualité de la Pensée, dans toute sa dimension, qui arrivera lorsqu’il sera prêt, viendra s’intercaler, dont on évaluera (il faut parfois des siècles) le contenu, réellement, ne pointant plus du doigt l’obligation de correspondre aux valeurs économiques. Je ne les nomme jamais pour que vous les trouviez vous-mêmes, en vous-mêmes, les anciens, les traduits, les adaptés, les mis en scène, qui continuent de s’adresser à nous directement. Ils tombent entre nos mains toujours à la meilleure période. Ils nous arrachent du quotidien des autres pour nous sceller en nous-mêmes. Tous les trajets effectués n’ont alors presque plus de moyen de venir polluer ce qui se profile réellement : l’émergence d’une forme nouvelle qu’on ne pouvait prédire avant de la dire, dans cette articulation qui a déjà tant d’effets que je place ce qui s’en était conclu dans une sorte de nuage informe signifiant qu’il ne fallait pas tenter vouloir tout à coup décider ou tout à coup se réjouir qu’une option s’entrouvrait. C’était le piège. Voilà ce que je vais faire en rentrant, mais en rentrant, tout est différent. La dernière phrase n’est pas celle que je m’attendais à trouver. Quelque chose a travaillé pour moi. Oh, rien d’automatique, je vous rassure, ni programme de la NASA, ni quelconque robot estampillé « AI ». Il s’était versé dans les mots de quoi m’occuper quelques heures. L’esprit avançait, tournait même. Sur le retour, ça continuait. Dans l’escalier, ça continuait. Et assis à ma table, face à la réalité, je ne vois plus qu’une étude de ce lieu où je me suis établi, je vois l’infrastructure du réel, ses fondations fortes, ce qui permet que défile la parfaite autonomie du langage, et je n’ai plus aucun doute sur la nécessité d’aller jusqu’au bout, voire d’envisager d’aller encore plus loin en cours de route. Plus loin, dans l’avenir. Plus loin, dans l’isolement singulier. La joie d’une telle perspective devient envahissante. Tout devient drôle. Les pantins se disloquent. Le plus amusant, c’est le récit qui n’était gravé nulle part, ou plutôt qui n’avait jamais été immortalisé, extériorisé. Je comptais l’autre jour le nombre d’années qu’il m’avait occupé, surtout la nuit. Je m’en servais pour m’endormir. « Où en étais-je ? », commençais-je, et l’histoire continuait. D’abord l’étrange concomitance de deux êtres passant leur vie à s’attendre et à se chercher. Deux entités se respectant mutuellement, l’un étant sans doute le spectre de l’autre. Le fait qu’ils soient deux avait été admis sans même poser une seule question. On les protégeait. Ils s’aimaient.